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Category: Chroniques 2010

Gilles Perrault, Les deux Français

By admin, 30 décembre 2010 10:35

Et les corps sauvaient tout cela…

« Les corps sauvaient tout cela, écrit à peu près Montherlant à propos d’une réunion mondaine où il se rasait. » Et le corps, en effet, prend une place inédite dans le dernier ouvrage de Gilles Perrault. De cet ensemble aux facettes multiples, publié par l’auteur du Pull-over rouge et des Gens d’ici, on attendait bien sûr l’Histoire, l’espionnage, l’engagement politique.

Mais c’est l’ironie qui nous surprend, dans ce recueil de petits récits, tous également rapides et efficaces. Que l’Enfer soit individuel ou collectif, la dimension dérisoire des existences éclate, page après page. Les personnages existent en fonction, surtout, de ce qu’ils ne sont pas. Marianne est-elle une femme légère ou une héroïne moderne, nouvelle Boule de suif ? René un héros de la Résistance ou un homme simple emporté par les événements ? Des rencontres fortuites révèlent l’absurdité des destins et des lettres d’adieu préparent un départ certain pour le néant : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition. » Il y a des traîtres par hasard (« C’est sa faute à lui, sa faute à elle, c’est la faute à tout le monde, c’est la faute à personne ») et des héros par hasard. Le doute hyperbolique s’étend sur ces grands ou petits univers.

Les guerres elles-mêmes passent, laissant les hommes endoloris, mais sans certitudes : « Je me serais cru à une réunion des anciens combattants de mon village normand, naguère, quand les poilus de 14-18 regardaient de haut leurs cadets de 39-40 dont la conduite au feu paraissait pour le moins critiquable, les deux catégories s’accordant néanmoins pour considérer comme moins que rien les anciens d’Algérie qui n’avaient participé qu’à des opérations de « maintien de l’ordre » et non à une vraie guerre. » Hiérarchie dérisoire des douleurs et des peines : la guerre elle-même, et la mort aussi, échouent dans l’ère du soupçon.

Que reste-t-il, après tout cela ? Le corps, qui n’est pas bien sérieux, avant ou après dix-sept ans. Qui erre inassouvi, ou se laisse porter par des pulsions parfaitement avouées. S’il faut que le corps exulte, il rappelle surtout les hommes à la raison, et à l’inévitable issue de toute chose.

Les deux français… et autres récits, de Gilles Perrault, Paris, Fayard, septembre 2010, 290 pages, 19 euros.

 Gwenaëlle Ledot.

Article paru dans le Normandie Magazine N°240 - décembre 2010. 

 

 

 

Et si les œuvres changeaient d’auteur ? de Pierre Bayard

By admin, 30 décembre 2010 10:12

Et si le livre était diaphane…           

            « Le traité était diaphane, universel ; il ne semblait pas rédigé par une personne en chair et en os, mais par n’importe quel homme ou, peut-être, par tous les hommes… » (J. L. Borges, Les théologiens)

Pierre Bayard, qui aime le jeu, multiplie les paradoxes : Comment améliorer les œuvres ratées ? est paru en 2000 aux éditions de Minuit et le très célèbre Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? en 2007, chez le même éditeur. En 2010, son nouvel essai, placé sous l’égide de J. L. Borges, choisit le ressort fertile du « Et si… ? » Et si Homère n’avait pas écrit l’Odyssée ? Par Nausicaa aux bras blancs, par le désespoir de Circé, on jure ici que les tourments féminins signent, bien sûr, une âme féminine. La dissonance souvent commentée entre l’Iliade et l’Odyssée autorise cette thèse séduisante : l’auteur de l’Odyssée serait en réalité une poétesse. Pierre Bayard rappelle certains postulats connus de la critique littéraire, qui autorisent cette flambée interprétative : l’auteur n’est jamais celui que nous croyons, et la représentation du lecteur ne coïncide que rarement avec l’individu en chair et os.

            « Averroës disparaît à l’instant où je cesse de croire en lui » (Borges, La quête d’Averroës)

L’auteur restera donc, à jamais et de manière irréductible, un autre. Se pose aussi le problème des attributions : nous ignorons tout d’Homère, et tout de Shakespeare. « Tout nom d’auteur est une fiction » affirme encore Pierre Bayard. Et, surtout, « tout nom d’auteur est un roman » : chaque nom-étiquette que nous posons (Flaubert, Proust, Molière) porte avec lui son lot d’images et de représentations, tant individuelles que collectives. Représentations qui contribuent elles-mêmes à enrichir le sens de l’œuvre, construit par le lecteur.

Qui était vraiment Shakespeare ? Un personnage obscur, fils d’un petit boutiquier de Stratford-upon-Avon (hypothèse traditionnelle), ou bien plutôt Edward de Vere, le dix-septième comte d’Oxford, aristocrate lettré et grand voyageur ? Sigmund Freud s’est enflammé, comme d’autres, pour cette seconde hypothèse : elle lui permit de lire Hamlet comme la mise en images géniale du complexe d’Œdipe. C’est la théorie de l’ « auteur intérieur » que développe Pierre Bayard : chaque lecteur construit une image toute personnelle de l’auteur qu’il chérit. De là, un éternel malentendu (presque amoureux). De là, surprises ou désenchantements de la rencontre auteur-lecteur…

Dom Juan, écrit par Pierre Corneille : certaines tentatives de détournement proposées dans l’essai semblent d’abord une gageure. Sauf à penser, comme le rappelle Pierre Bayard, que la thèse selon laquelle Corneille est l’auteur véritable des pièces majeures de Molière est très sérieuse (elle fut défendue et étayée tout au long du vingtième siècle). Allons plus loin dans le jeu, et décidons alors que « Lewis Carroll peut gagner à avancer d’un siècle dans le temps », ou que le compositeur Robert Schumann est le peintre du Cri.

            « Un dieu, pensais-je, ne doit dire qu’un seul mot et qui renferme la plénitude » (Borges, L’écriture du Dieu)

Quel est le véritable intérêt du jeu savant proposé par Pierre Bayard ? La formule « … est l’auteur de… » devient la clé d’un univers nouveau. Des perspectives et des miroirs, un pas vers l’infinie liberté du lecteur : « Il n’existe pas à ma connaissance une seule étude critique qui tente d’expliquer les raisons qui ont conduit le grand romancier russe Léon Tolstoï à s’exiler de son pays par l’imagination et à écrire cette vaste fresque sur la guerre de Sécession qu’est Autant en emporte le vent. »

Et si les œuvres changeaient d’auteur ? de Pierre Bayard, Paris, éditions de Minuit, octobre 2010, 156 pages, 15 euros.

L’Aleph, de Jorge Luis Borges, édition citée : Gallimard, 1994.

Gwenaëlle Ledot.

Article paru dans le Normandie Magazine N°240 - décembre 2010. 

Pourquoi lire ? de Charles Dantzig

By admin, 30 décembre 2010 9:57

Pourquoi lire ?

« La vie est très mal faite. On y rencontre sans arrêt des gens inutiles. »

Oui. Donc il s’agit de lire. Écrire. Oublier. Croquer. On goûte dans cet essai quelques scènes habiles et acides : la rencontre de Charles Dantzig avec une libraire ignare ; un dialogue avec un scénariste contempteur d’Albert Cohen ; la lecture pénible d’un best-seller mondial écrit avec du jus de navet.

S’il est plaisant de se moquer, il est surtout question ici de plaisir : feuilleter, butiner, faire son miel, revivifier. Un petit chemin à parcourir sous le vent tiède, un modeste soleil d’automne. L’on y cherche, avec l’auteur, une clairière : « la lumière intérieure commune à tous les hommes ».

Grand lecteur, Dantzig l’écrivain est en quête d’une prose dansante, légère et gracieuse. Ses phrases, pépites de l’esprit, empruntent volontiers aux grands maîtres : « N’ayant rien lu, le plus chétif talent nous était Pavarotti » La Fontaine ? Du Bellay ? Les plumes anciennes se ravivent au détour d’une phrase, comme un hommage élégant : « Je me demande si les Italiens, qui ont assez le goût de l’art… »

Marguerite Duras, dont il goûte assez les titres, Proust toujours retrouvé, et qu’il vénère… autant de silhouettes familières parcourent les pages de l’essai. Du chemin invariable de Kant jusqu’au « gueuloir » de Flaubert, Dantzig écrit son nom. Une petite respiration, la forme d’un monde informe, la structure d’un univers flasque, et qui nous échappe. Encyclopédie capricieuse, lecture indubitable.

Qu’est-ce alors que la lecture ? Que n’est-elle pas ? Elle ne change pas les hommes, ni ne les console. Elle ne fait pas les bons écrivains. Elle ne permet pas d’apprendre. Un beau livre décore, assurément, une table basse. Doit-on finir les livres ? Peut-on sauter des pages et faire des trous ? Doit-on relire Guibert, éviter Twilight ? Goûter les titres de Duras ? Dix heures et demie du soir en été. Le Ravissement de Lol V. Stein. Sans doute, sans doute.

On reconnaît, ravi, quelques citations. On est en bonne compagnie. On musarde, on picore des miettes de lecture. Et l’on dérobe quelques étincelles. « Une clairière où les fées dansent au chant des oiseaux-lyres » ? On s’interroge, à l’occasion : que répondrait Flaubert ? « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »  Mais retrouver la voix de Goethe, et la Lorelei une dernière fois. La parole des hommes et le chant des choses. Parce qu’un jour il s’éteindra.

« La lecture est cet instant d’éternité simultanément ressenti par quelques solitaires dans l’espace immatériel un peu bizarre qu’on pourrait appeler l’esprit. »

Pourquoi lire ? de Charles Dantzig. Paris, Grasset, septembre 2010, 249 pages, 19 euros.

 Gwenaëlle Ledot.

   Article paru dans le Normandie Magazine N°238 - septembre 2010. 

Loïc Herry, Crise de manque

By admin, 30 novembre 2010 8:20

Éditer la poésie.

L’édition de la poésie en France demeure le fait des grands éditeurs généralistes tels que Gallimard, Le Seuil, Flammarion, Mercure de France, ou d’autres plus spécialisés (Seghers ou Verdier). Parallèlement, et avec passion, gravitent un grand nombre de petites maisons d’édition, parfois sous forme associative, qui ont à cœur d’ouvrir leur portes à de jeunes auteurs. Loïc Herry a bénéficié de ce soutien, lorsqu’en 1991 François David, fondateur des éditions MØtus, décide de publier son recueil Éclats. Basée dans le Cotentin, à Urville-Nacqueville, cette maison d’édition, dont l’activité principale est la littérature de jeunesse, continue depuis plus de vingt ans à publier des poètes. Outre Loïc Herry et François David, on retrouve au catalogue Michel Besnier, Marc Solal et Guy Allix.

Dans sa postface au recueil Crise de manque, Arlette Albert-Birot rend hommage aux nombreuses revues qui contribuent, elles aussi, à perpétuer la mémoire des poètes : Traces, Noir et blanc, Digraphe… Parole tenue, parole ténue, divin opium. « C’est un écho redit par mille labyrinthes… »

« C’est la couleur, c’est la parole du monde, déchirant doucement les teintes de l’automne. » (Loïc Herry, Crise de manque)

Aujourd’huier…

« Aujourd’huier

La bruine mouvement gris

Perles de lumière sur le pavé

Du marché. »

D’hier, d’aujourd’hui, Loïc Herry nous parle. Le jeune homme, le poète, est décédé d’un cancer à l’âge de 36 ans. Mais les textes cheminent. En 2003, une maison d’édition du Québec (Écrits des Forges) publie le recueil Ouest. Aujourd’hui, en 2010, les éditions Dumerchez font paraître Crise de manque, mosaïque de sensations, hymne à Christel, sa compagne. Éclats vibrants dédiés au pouvoir du mot. Car « Rien ne finit jamais. »

Ses amis continuent, eux aussi, à écrire et à dire la vie de l’écrivain : un autre grand auteur normand, Guy Allix, a consacré à son confrère, « ce passant considérable » quelques pages précieuses. « La voix épouse les paysages, tout à tour plus douce, comme légèrement vallonnée, ou plus rauque, à flanc de falaise. » (guyallix.art.officelive.com)

Et Loïc Herry passe, dans les rues de Cherbourg, la pointe de la Hague, les hameaux du Perche. Sentant, ressentant, en cristal, laissant les choses et les êtres le traverser et emprunter sa voix.

« Mon doigt d’enfant dessinait des voyages

Sur les pages vivement colorées

Du plus petit atlas du monde. »

Loïc Herry a voyagé. Ne cherchant pas le monde, ou le pays, mais bien plutôt le mot et la sensation : de New-York à Tahiti, de Florence à Cherbourg. « Là-bas où il n’y a rien. »

Une voix clouée sur une porte ? La touche obstinée de son écriture perdure aujourd’hui, par le recueil Crise de manque. La juste préface d’Hubert Haddad nous le rappelle : le poète est le seul vivant. Qui oublie la parole des hommes ; se laisse guider par le chant des choses.

« Ecoute !

-          Comme si un dieu devait parler

Comme si tu étais celui qui doit entendre »

 

Car rien ne finit jamais.

 

Loïc Herry, Crise de manque, éditions Dumerchez, 2010, 59 pages, 17 euros.

Gwenaëlle Ledot.

 

 

Article paru dans le Normandie Magazine N°239 - octobre-novembre 2010. 

Les couleurs de l’instant. Nouvelles impressionnistes

By admin, 12 septembre 2010 11:01

… l’impressionnisme littéraire… 

L’impressionnisme littéraire existe-t-il ? Voilà la question-défi à laquelle sont sommées de répondre quelques fines plumes normandes. Le recueil de nouvelles Les Couleurs de l’instant décline leurs essais variés : « De beaux et grands ciels tout tourmentés de nuages, chiffonnés de couleur ».

L’ouvrage est inauguré par les carnets d’Eugène Boudin. Vient ensuite Michel Bussi. Fidèle à l’énigme, l’auteur poursuit des ombres : c’est Anaïs Aubert quittant Paris pour Veules-les-Roses (les débuts d’un village qui « s’honfleurise… ») C’est aussi Victor Hugo, attaché à jamais à la terre normande.

Sous l’égide d’Yves Bonnefoy et de François Cheng, Anne Coudreuse peint les couleurs mouvantes de la rencontre amoureuse : une table, des mains, des livres, une chambre d’or. « Iseut est seule, et ceux qui viennent sont obscurs ». L’évocation est là, en suggestion impressionniste.

À la croisée, d’Hubert Heckmann, décline l’art, la nature, l’amour. Enchevêtre les tableaux et les jardins. Les sentiments laissent un petit goût amer, derrière un bow-window, derrière la nature reconstruite. Une Verdurin contemporaine y laisse filer l’amour, laisse naître la mélancolie sereine d’un spectateur de sa vie.

Et d’autres encore : Max Obione, à Paris en 1893. « Des feuilles vert tendre décoraient les arbres des rues. Dans l’agitation de la gare, les couleurs se mélangeaient, se divisaient, des floues, des nettes, des bleus, des mauves, des jaune soufre, des rouges, des gris… » Récit fin de siècle, fond d’absinthe et cruauté.

Cette question, enfin : « Et si plus rien n’était possible après ? Et si l’impressionnisme était un sommet, et surtout, la fin du paysage en peinture ? »

Réponse d’Eugène Boudin : « J’ai la tête gonflée de préoccupations et ne fais rien qui vaille. Métier bien difficile. »

Les Couleurs de l’instant. Nouvelles impressionnistes, textes choisis et présentés par Céline Servais-Picord, Tony Gheeraert, Hubert Heckmann, éditions des Falaises, 320 p., 14 €.

Gwenaëlle Ledot.

Acticle publié dans le Normandie Magazine N° 237 - juillet 2010.           

Gilles Leroy, Zola Jackson

By admin, 9 juin 2010 17:01

« Car l’on paie toujours cher sa volonté d’être »


Louisiane, fin août 2005 : l’ouragan Katrina s’est abattu sur La Nouvelle-Orléans. Zola Jackson, vieille institutrice d’un quartier pauvre, refuse d’évacuer les lieux sous la menace diluvienne. Elle rassemble ses souvenirs, se rassemble elle-même. Demeure, avec sa chienne Lady, dans sa maison circonscrite par les eaux.Commence alors l’épopée intérieure de Zola Jackson. Une vie entière de souvenirs et d’êtres aimés, quelques-uns seulement, qui ont peuplé une existence : son mari Aaron, son fils Caryl, disparu lui aussi, et les habitants de son quartier. Car on ne quitte pas cette ville. « On y est né, on y a souffert à peu près tout ce qu’une créature du Seigneur peut y encaisser, et on y reste. Ce n’est pas le goût du malheur, non, et pas faute d’imagination. C’est juste qu’on a personne d’autre où aller. »Portrait de La Nouvelle-Orléans, dont l’auteur fait deviner toute la couleur particulière, l’étrangeté chatoyante bien distante du rêve américain : « Nous demeurons pour eux la cité barbare, celle qui ne voulait pas apprendre l’anglais, qui n’aurait jamais le goût du puritanisme, qui fraternisait avec les Indiens et qui, comme eux, adorait les esprits du fleuve Mississippi avec bien d’autres divinités arrivées comme nous du monde entier et comme nous chamarrées. » Le goût de la Louisiane : cannelle, colombo, cumin… piment oiseau et lait de coco. Comme la prière qui s’élève de Zola Jackson.Pas de misère, pas d’apitoiement, juste de l’émotion, sous la plume de Gilles Leroy : la force d’évocation est restée intacte depuis le prodige d’Alabama Song (Goncourt 2007). La tragédie sait faire place, par éclats, à l’humour acide du personnage principal. L’histoire de Zola Jackson est juste un concentré d’humanité. Espoir inclus.

Zola Jackson de Gilles Leroy, Mercure de France, 2009, 140 pages, 15 €.

Gwenaëlle Ledot.

 Article paru dans le Normandie Magazine N° 236, mai 2010.     

 

Nina Bouraoui, Nos baisers sont des adieux

By admin, 9 juin 2010 16:49

Amours, délices et orgues


Nina Bouraoui est l’auteur de La Voyeuse interdite, qui fut couronné du prix du Livre Inter en 1991. Mes Mauvaises Pensées a reçu en 2005 le prix Renaudot. Le dernier opus, au titre programmatique Nos baisers sont des adieux, est un album sans photos, qui orchestre la danse douce-acide des lieux et des années : « Sasha, Paris, 2009 ». « Astrid, Paramé, 1986 ». « Nathalie, Paris, 1994 ». L’auteur traque dans sa mémoire les amours passées et présentes, découpe et cisèle, comme au couteau, des tranches de vie amoureuse. Tour à tour d’amertume et de suavité, isolant le tremblé de la passion, les pages s’offrent en écho à la dédicace des Mauvaises pensées : « À ma famille amoureuse. » Ainsi renaissent les amantes des textes passés, évocations fantomatiques ou figures pérennes de la passion : l’Amie de Paris, la Karen de Zurich. « La fragilité permet l’écriture », selon Nina Bouraoui. Elle porte en effet cette exigence absolue d’écrire avec « les yeux qui regardent vraiment. » Ce regard, âpre, s’attarde alors sur un tableau d’Egon Schiele, œuvre comme une icône de son œuvre : « Un tableau d’attente et de silence », comme une autre image du désir.L’écriture, tendue et vibrée, obéit à une pression inconnue, à une urgence jamais nommée. La vie de Nina passe vite, rythmée par les mots et l’amour. La tension est celle de la vie qu’il faut saisir ; de l’âme de l’Autre, comme une douleur, possédée ou disparue.Des moments intimes arrachés au temps, des moments qui vont jusqu’au bout de la souffrance aussi. Éviter le tiède. Évoquer, découper et peindre. Nina Bouraoui écrit en prose le poème lancinant du désir amoureux.

Nos baisers sont des adieux, de Nina Bouraoui, éditions Stock, 2010, 219 pages, 18 €.

Article paru dans le Normandie Magazine N° 236, mai 2010.     

 Gwenaëlle Ledot.

 

 

Élisabeth Badinter, Le Conflit, la femme et la mère

By admin, 7 avril 2010 17:07

La femme est-elle une personne ?

On croyait que la guerre était gagnée : en France, les luttes féministes des années 1970 avaient proclamé la liberté d’être, d’aimer, de procréer. On se doutait que le machisme ordinaire n’avait pas dit son dernier mot et qu’il faudrait attendre encore pour que le « partage des tâches » chéri des sondeurs soit autre chose qu’une douce utopie. Et l’on redécouvre, lors du marronnier médiatique de la Journée de la femme, quelques vérités qu’on aimerait bien laisser derrière soi : les tâches domestiques et la fameuse « double journée » sont à 80 % dévolues aux femmes ; le plafond de verre a maintenu la plupart des femmes loin des postes de direction ; certains droits (ainsi du droit à l’avortement, conquis de haute lutte) semblent, sans que personne s’en émeuve à l’excès, remis en question.La menace est revenue. Dans son dernier essai, Elisabeth Badinter dénonce la « sainte alliance des réactionnaires » : une idéologie naturaliste (la faute à Rousseau ?), un certain discours écologique radical et la fin d’un féminisme égalitaire. La régression passe par la culpabilisation : les dix commandements de la Leche League, cités par l’auteur (« Tu ne sèvreras pas tes enfants en fonction de ton confort »), sont proprement hallucinants; on découvre, anecdotiquement, « la nouvelle tâche exaltante » qui attend la mère écolo (des couches lavables). Il est bien entendu inconcevable de retourner travailler avant les trois ans de l’enfant…Plus grave, les femmes ne semblent plus se battre pour elles-mêmes : sous les effets de la crise et étant donné l’âpreté du monde du travail, elles s’acheminent, de plus en plus nombreuses, vers l’idée d’un « salaire d’appoint » (« Pour une femme, c’est bien assez »). À elles le congé parental (les hommes n’ont pas su intégrer le concept), à elles le temps partiel. Le fameux « 80% » devient le nouvel eldorado de la femme moderne. Employées différentes ? Citoyennes différentes ? Aujourd’hui, tout est à perdre. Le Conflit, la femme et la mère, Élisabeth Badinter, Flammarion, 2010, 269 pages, 18 €.

Gwenaëlle Ledot.

 Article paru dans le  Normandie Magazine N°235, avril 2010.

Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham

By admin, 6 avril 2010 16:10

Florence Aubenas et l’esclave moderne

Pendant quelques mois, Florence Aubenas a vécu en chercheuse d’emploi, anonyme et non qualifiée ; elle s’inscrit au chômage avec un bac pour seul bagage. Le début d’une épopée des nerfs. Elle va d’épuisement en humiliation, de petit boulot mal payé à… petit boulot mal payé. D’une patronne méprisante à un chef tyrannique. Consternante galerie de portraits.Parmi lesquels monsieur Mathieu. Parangon d’humanisme et de civilité : « Madame Aubenas, je pourrais passer toute la matinée à vous expliquer, mais ça n’en vaut pas la peine. Je ne suis pas sûr que vous soyez capable de comprendre, et n’essayez pas de faire l’éducation de ceux qui n’en ont pas besoin. » Dont acte.Et une directrice de colonie de vacances, à Colleville : elle cherche des « femmes à tout faire ». Florence Aubenas se présente. Il s’agit de servir à table et de récurer les bâtiments. Horaires de 7 h à 14 h, avec une pause, puis de 18 h à 21 h 30. Mais il peut y avoir davantage d’heures à faire… ou moins ; ça dépend, elle ne peut pas dire. Commentaire lénifiant à l’appui : « C’est l’école de la souplesse pour le bonheur des tout-petits ». Florence Aubenas, pas encore bien au fait de sa condition d’esclave moderne, demande des détails. L’employeuse se fâche : « Je me demande souvent ce que les femmes comme vous ont dans la tête. Qu’est-ce que vous voulez au fond ? »L’épisode fait sourire. Pas longtemps, car ces aléas mènent, très sûrement, à la vraie misère sociale. Ses compagnons d’infortune renoncent, pour beaucoup, aux soins les plus élémentaires : pas d’argent, pas la peine. À la crise, aussi. Les Normands qu’elle rencontre semblent la subir, sans solidarité (qui, peut-être, ferait la force) et dépourvus de conscience politique : « En roulant à travers Caen, le nombre de banderoles qui barrent le fronton me frappe soudain : j’en compte une bonne quinzaine, entre l’université, les laboratoires de recherche, les ateliers, l’hôpital. Chacun vit, pourtant, retranché dans son histoire et sa contestation. »Et là encore, le machisme ordinaire : sur les quais de Ouistreham, les employés s’épuisent à la tâche. Mais « faire les sanis » (sanitaires, toilettes) est une tâche majoritaire à bord et exclusivement féminine. « Parfois, on dit à un employé homme : “Tu vas faire les sanis”, mais ça ne se réalise jamais, c’est forcément pour faire une blague, même avec les fortes têtes ou les souffre-douleur. Les hommes passent l’aspirateur, nettoient les restaurants ou les bars, dressent les couchettes pour les traversées de nuit. Jamais ils ne frottent la cuvette des WC. »L’écœurement domine, l’indignation croît : l’ouvrage est plein de vertus. Il fera haïr, douter, espérer; changer peut-être.

Le Quai de Ouistreham, Florence Aubenas, éditions de l’Olivier, mars 2010, 270 pages, 19 €.

Gwenaëlle Ledot.

 Article paru dans le  Normandie Magazine N°235, avril 2010.

Belinda Cannone, La Tentation de Pénélope

By admin, 5 avril 2010 16:09

Maudites Pénélopes !


Cela commence bien, ici : les premières pages de l’essai invoquent l’amour et l’homme désiré ; vibrent de l’affirmation d’un corps, vivant et séducteur. Mais l’horizon, vite, s’assombrit. Car Belinda Cannone questionne les représentations de la féminité en ce début de siècle. Et relève l’étonnante persistance de conceptions rétrogrades : la croyance en une « essence » de la femme, associée à la maternité et à son cortège de valeurs fantasmées : douceur, sollicitude, sacrifice…

Petit rappel, pas inutile, du chemin parcouru : on accorde à la femme le droit de disposer de son salaire (1907) et de passer le bac dans les mêmes conditions que les garçons (1924) ; puis le droit de vote (1944) et enfin l’accès à la contraception (1967) et à l’avortement (1974). Conquêtes encore récentes. Symboles, aussi, d’un espoir universel : de l’Inde au Brésil, l’essai rend hommage aux femmes qui se battent.

Mais au moment même où l’espoir grandit, certaines, telle Pénélope, entreprennent de tirer sur le fil… et de défaire le travail accompli par les générations précédentes.

En ce début de vingt-et-unième siècle, la tentation est grande en effet de renvoyer les femmes au maternage et aux soins du foyer. Quant aux hommes, une enquête du Monde datée de 2009 montre qu’ils continuent à concevoir leur contribution à la vie de famille comme « subsidiaire ».

Sans se départir jamais d’une posture dansante et spirituelle, Belinda Cannone argumente, approfondit, dénonce : « J’accuse une certaine forme de féminisme - qu’on appelle le différentialisme - d’être rétrograde et préjudiciable à la cause des femmes ». Qu’est-ce que le différentialisme ? « En deux mots : croire que, du fait du déterminisme biologique, les femmes seraient d’une tout autre nature que les hommes, et en tirer toutes sortes de conséquences… »

L’idée-force du texte vise à « s’affranchir des particularismes culturels, religieux, nationaux ou sexuels dans la définition du citoyen. » L’exigence de l’auteur semble, somme toute, fort raisonnable : être considérée comme un individu, une personne avant tout, et non d’abord une femme; ou encore, suspendre la question du genre. Défendre une position universaliste, seule garante de la liberté : « Mesdames, vous êtes des personnes ! »

Belinda Cannone, La Tentation de Pénélope, Stock, janvier 2010, 214 p., 18€.

Gwenaëlle Ledot

 Article paru dans le  Normandie Magazine N°235, avril 2010.

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