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Category: Chroniques 2013

Monica Sabolo, Tout cela n’a rien à voir avec moi

By admin, 15 décembre 2013 17:06

« Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus… »[1]

 

C’est un portrait subtil et délicieusement cynique que livre Monica Sabolo. Celui, personnel et universel, de l’être aimant en ingénu. Celui d’une petite Bérénice contemporaine : l’histoire éternelle d’un amour loupé, peut-être jamais advenu. Une jeune femme découvrant la résistance, pour mieux le dire l’ « idiotie », du réel.

Avec une curiosité empathique, on verra l’héroïne progresser douloureusement sur son chemin funeste, prétendant tout d’abord ignorer les signaux manifestes du fiasco amoureux :

« Il est scientifiquement notable, pour ne pas dire émouvant, de relever les éléments précurseurs de la catastrophe, ces signes intrinsèques qui scintillent comme autant d’avertissements écrits en lettres de feu et que l’individu traverse, primesautier, avec le sourire innocent d’un enfant qu’on mène à l’autel sacrificiel. »

Sur cette page, une photo du Titanic quittant Southampton.

Le réel ainsi que son passé rattrapent la narratrice. Difficile d’ignorer les faits. Illusoire de déjouer le destin. Décidément, le réel est résistant.

Consciencieusement, son relevé égrène les espoirs fallacieux. Toutes les impasses déjà connues, largement pressenties. Monica Sabolo compose avec un soin délicieusement masochiste l’herbier toxique des amours vénéneuses : beaucoup de mails et SMS. Des photos, également (d’un briquet, d’un gant ou d’un carnet). Autant de petites traces ontologiquement inutiles. Autant de signes annonciateurs du Rien.

 « En dépit de l’altération de ses facultés réflexives, l’être aimant est traversé d’une intuition aiguë : tout cela ne durera pas, voire pire, tout cela n’a pas lieu. »

Entre certitude du désastre et espoir vacillant, nous suivons les oscillations d’un cœur bientôt haché. Chanson sanglante et aigre de l’amour perdu. Refrain rebattu du vide annoncé.

« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous… ? »

Dans un crescendo pathétique et nauséeux, la perte pressentie, inéluctable, se résout dans l’élaboration d’un cahier exhalant « le parfum macabre de la déchéance ». Pages et textes réduits en pourriture annoncée.

« Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. »

L’être aimant tel qu’en lui-même : figure de l’Ecorché. La photo d’un organe sanguinolent au cœur du livre surprend le lecteur. Ironique comme la politesse du désespoir. Elle figure là, icône grand-guignolesque, la perte hémorragique de l’Autre. Révélant la béance de l’Etre.

 

Tout cela n’a rien à voir avec moi, de Monica Sabolo, éditions Jean-Claude Lattès, septembre 2013.

Gwenaëlle Ledot.


[1] Bérénice, Racine, Acte IV, scène 5.

Alexis Salatko, Folles de Django

By admin, 29 octobre 2013 17:39

De l’extérieur.

 

Né à l’extérieur, Django Reinhardt, prince du jazz… Baptisé par l’esprit manouche à l’âge de trois ans, lors d’une fête endiablée qui ressemble à un rituel, il prend vite sa place (flamboyante) dans l’univers de la musique. De la Mare aux corbeaux jusqu’à Carnegie Hall, « le jazz avait chaussé ses bottes de sept lieues. » : grâce à son jeu, son génie et son charisme, Django parcourt le monde comme son royaume. En restant obstinément à côté, ou bien au-dessus, des gens et des choses ; traversant victoires, amours et succès. Sifflotant et insaisissable, éternel voyageur. Django, pour qui « l’enfer, c’était dedans. »

 « Ne soyez pas hostile aux étrangers, de peur qu’ils ne soient des anges déguisés. » (Yeats).

Eclairée par ce personnage virevoltant, toute une époque renaît : c’est le Paris des années trente, des ruelles pentues du Sacré-Cœur aux jardins du Moulin de la Galette. « Un p’tit jet d’eau, une station de métro, entourée de bistrots : Pigalle. » Et les cabarets : la musique de l’artiste, des sons qui éclatent, comme une drogue… Dans l’ivresse inoubliable des jam-sessions, étourdissantes, effrénées.

Mais certainement, l’époque importe peu. L’essentiel, résolument intemporel, se mire dans les phrases de Salatko, vibrants échos des cordes de Django :

« Le ciel d’avril semblait passé à la toile émeri. L’air avait le coupant et la pureté de l’éther. Des plaques de givre encroûtaient les pavés. »  

Folles de lui ? Peut-être… Sans doute. Là encore, peu importe ; tout est suspendu à une autre dimension, celle de l’ailleurs, s’échappant éternellement sous les doigts de Django. Folles de lui, toutes ? Oui, mais c’est une figure majeure qui se détache, telle une symphonie : la surprenante Maggie, qui permet l’éclosion et l’avènement de Django. L’unique et l’héroïque, qui vivra dans l’ombre, et mourra pour la lumière.

 

Folles de Django, d’Alexis Salatko, éditions Robert Laffont, septembre 2013.

Gwenaëlle Ledot.

Claude Pujade-Renaud, Dans l’ombre de la lumière

By admin, 22 août 2013 10:21

« C’était à Megara, faubourg de Carthage… »

 

L’histoire commence à Carthage, époque d’Augustinus, ou saint Augustin. Son ancienne compagne, Elissa, se souvient : « Un siècle s’achève, un monde s’effondre. Toi, tu écris tes Confessions. »

Et c’est un long deuil qui commence. Le récit d’une mort intérieure.

Oscillation entre un présent suspendu et le passé dont l’héroïne tisse la mémoire, tire les fils : Elissa a quarante-cinq ans au début du récit, et vit chez un couple d’amis à Carthage. Bien avant les conquêtes barbares, avant l’arrivée sur la ville du peuple de ténèbres… Elle rappelle à elle les figures et les moments qui hantent une vie perdue : un passé errant où elle a été répudiée par son amant, le grand saint Augustin, pas encore figé par l’aura de la postérité.  Elissa s’adresse à Lui, l’orateur, l’évêque, le présent-absent :

« Est-ce que j’existe encore dans ta mémoire, ton étonnante mémoire ? Une ombre tremblée ? Une erreur de personne ? Un objet sans importance largué en chemin ? »

Le grand homme l’a quittée, il y a fort longtemps déjà, et leur fils s’en est allé, dans la nuit et la neige. Le vide depuis guette Elissa, nouvelle Didon ; hantée par le constat renouvelé de la fuite :

« Les hommes fuient. Loin de la mère. Loin de la grande amoureuse. Peut-être les confondent-ils ? »

Le texte semble écrit en mémoire de Megara, d’Enée, d’Ulysse et Jason… Renvoie le reflet pourpre des guerres puniques et le reflet mordoré d’Alexandrie : aussi, un univers entier s’élève, sous une lumière crue.

Sous cette lumière crue, Elissa-Didon est blafarde. Pallida morte futura, écrivait Virgile. Pâle déjà d’une mort future.

« Ne te tracasse pas, je suis déjà morte. »

 

Dans l’ombre de la lumière, de Claude Pujade-Renaud, Paris, Actes Sud, janvier 2013.

Gwenaëlle Ledot.

Denis Grozdanovitch, La puissance discrète du hasard

By admin, 10 mai 2013 9:58

« Mais ami, nous venons trop tard. » (Hölderlin)

 

 « Sérendipité » : à la clef du dernier essai de Denis Grozdanovitch. Sérendipité, quel drôle de mot…

Traduit de l’anglais « serendipity », lui-même néologisme, il désigne une forme de sagacité, et la capacité à s’emparer des hasards heureux. Reconnaître sa chance. Et finalement compter sur l’inopiné, l’inattendu, l’inespéré.

Mot bien étrange, à la clef d’un très beau texte. Glissant sur le flux méditatif, la pensée qui avance. Fluide et serein comme une eau bleue. Porté par une sagesse ancienne et une plume élégante, Denis Grozdanovitch chemine. Lectures anciennes et contemporaines, fameuses ou non, nourrissent la réflexion. Le texte avance en dansant, livre quelques clartés, doucement. Il est question de « restituer au monde sa chatoyante diversité » : oscillation dans le texte entre l’acceptation du flux et l’imposition du sens, la crispation rationaliste et le lâcher-prise salvateur.

« Il n’y a rien de plus naturel que le hasard ni de plus constant que l’imprévu. L’ordre, en somme, est une entreprise antinaturelle. » Rencontres heureuses, au hasard de l’écriture : Paul Valéry et Montaigne, Jules de Gaultier et le Yi-King… Le texte fait toucher du doigt cette certitude : celle du changement perpétuel. C’est un monde héraclitéen qui se dévoile sous nos pas. L’on connaît la nécessité, peu à peu, de percevoir le mouvant, toute une part du monde qui n’offre pas de prise ; tout ce qui, enfin, échappe au rationalisme et au scientisme.

Urgence, enfin, de quitter la lettre pour l’esprit :

« Le pire des mensonges est de dire la vérité, toute la vérité, en cachant l’âme des faits. »[1]

 

La puissance discrète du hasard, de Denis Grozdanovitch, Paris, Denoël, février 2013.

Gwenaëlle Ledot.


[1] Carlos Onetti, cité par D. Grozdanovitch

 

Oriane Jeancourt Galignani, Mourir est un art, comme tout le reste

By admin, 3 mars 2013 15:10

Et découvrir Sylvia Plath

 

Lire les premières pages abruptes de ce roman biographique, et découvrir Sylvia Plath dans la chair et le sang : la naissance de Nicholas, son deuxième enfant.

Puis découvrir Sylvia Plath dans les mots. Mots qui palpitent de l’écrivaine, suicidée à trente ans : Passer l’hiver dans une nuit sans fenêtre. Wintering

Cargo de trente ans, je laisse filer mon existence : Sylvia attendant la mort relit sa vie, questionne sa chute. Et pourquoi mourir à trente ans, belle, talentueuse, mère de deux jeunes enfants ?

Le ciel blanc se vide de ses promesses, comme un bol.

Le refus d’un manuscrit, la difficulté d’être mère ? La présence ou l’absence du mari, célèbre, tyrannique ? La vie compliquée d’une femme, différente, ce depuis toujours.

Sylvia égrène les souvenirs de son père : un émigré allemand, Otto Plath, qui pleure un ancien pays, lequel n’a peut-être jamais existé… L’Allemagne balayée par la guerre et le nazisme. Was ist los in unsere alte Welt ? Quelque chose de l’ancienne Allemagne dans la poésie de Sylvia ? Quelque chose de Heine, un souvenir de la Lorelei, de la gloire de Schiller. Mais peut-être un mythe, peut-être un rêve : la brume de l’Allemagne pré-hitlérienne s’envole, avec le suicide de Walter Benjamin :

Les claires voyelles s’élèvent comme des ballons.

Walter Benjamin mort en partance, Otto Plath agonisant dans l’exil américain. Et Sylvia reste seule : Je suis du magicien la fille qui ne bronche pas. Reste avec la culpabilité du peuple allemand. Coupable de son père, aussi.

Elle reste avec ses petits drames à elle : adultère, abandon du mari. « Une mort de plus avec laquelle il avait fallu vivre. »

Sylvia commence à partir, doucement. Pendant que « le monde ricane de sa petite tragédie. » Devient Marylin ou Médée. Devient une vieille femme à trente ans.

Et s’élève.

 

Mourir est un art, comme tout le reste, d’Oriane Jeancourt Galignani, Albin Michel, janvier 2013.

 Gwenaëlle Ledot.

Jean-Louis Fournier, Veuf

By admin, 10 février 2013 17:59

Le bruit que fait le bonheur en partant

 

Le bruit du texte, comme une célébration : mot à mot, Jean-Louis Fournier dessine le portrait de sa femme, brutalement décédée, aujourd’hui disparue. Des petites touches, qui veulent dire la vérité du sentiment, de la souffrance et du souvenir. Des souvenirs qui collent, une image qui reste, têtue. Une exigence qui s’impose. Le texte traque l’expression juste, parce qu’il y a là une nécessité : rendre l’hommage de la vérité à une silhouette lumineuse.

« A toi qui es devenue entièrement légère. Tu es maintenant impondérable. Tu ne ferais même pas osciller l’aiguille d’un pèse-lettre.

Tu es en apesanteur, légère comme un nuage, une buée, un parfum, un souvenir… »

Le souci obstiné de dire vrai, tout en finesse aussi : la plume comme une harpe. Délicatesse et politesse du désespoir. « Il est poli d’être gai », rappelle Voltaire en épigraphe.

« Je n’ai jamais pleuré, je crois, quand tu es morte. J’ai envie de dire que j’étais trop malheureux, et les larmes paraissaient dérisoires. Je pleure seulement au cinéma, parce que c’est du cinéma. »

Le chemin qu’on fait, nécessaire. La tempête de la douleur sur une existence prostrée. Puis l’idée qu’on va malgré tout, étrangement, continuer. Et comment ? En demi-teinte sans doute, cette âme qui survit :

 « Mes souvenirs continuent à briller comme les étoiles mortes. Le passé me semble parfait, le futur pas très sûr. Je préfère conjuguer l’irréel du présent. »

 

Veuf, de Jean-Louis Fournier. Stock, 2011. Livre de poche, février 2013.

Gwenaëlle Ledot.

Charles Dantzig, A propos des chefs-d’oeuvre

By admin, 23 janvier 2013 11:16

Les choses tues.

 

Dans cet essai virevoltant, on reconnaît une écriture entre mille : gracieuse, délicate, légère. Autant de qualificatifs autrefois attribués par Charles Dantzig à Marivaux[1]. On conclurait volontiers à l’identique : « C’est un vol de roses, cet homme ».

Que sont les chefs-d’œuvre ? Inclassables, tenaces, immédiats ? Jeunes éternellement. Nécessaires. « Mais qui sont-ils, dis-moi, ces vagabonds, ces êtres / un peu plus fugitifs encore que nous-mêmes ? »

L’intuition qu’il n’y a rien de commun, et pas nécessairement de règles. Qu’ils imposent par surprise leur couleur, ou leur musique (musique et couleur qui sont bien autre chose que la vie, même si elles portent aussi la vie). Pas un simple récit, ni une simple narration. Car notre vie est « pleine de hoquets, de riens, d’inutilités, d’illogismes ». Sottement bariolée. Le chef-d’œuvre, au contraire, sera une victoire sur l’informe.

La narration n’est pas nécessaire aux chefs-d’œuvre, et le « sujet » généralement pas ce que l’on croit. Oublions démonstration, cause et message.

Alors quoi ? Une vision, un langage ? Une nécessité de dire, parce que « les choses tues tuent ». Une architecture parfois, mais pas toujours telle qu’on l’imagine : ici, Madame Bovary devient « une rue à arcades, élégante et morne » et La Recherche une lasagne farcie…

Les chefs-d’œuvre sont - cela est acquis - anarchistes : autant de petites bombes dans les certitudes et les essais explicatifs. Car le chef-d’œuvre échappe, par essence : « chaque société a régulièrement inventé des causalités utiles, main de Dieu, psychologie, social, et régulièrement des chefs-d’œuvre sont venus les saboter. Le chef-d’œuvre est un anarchiste qui pose une bombe dans les paresses. »   

Avec quelque chose de Marivaux, et quelque chose de Voltaire. Le texte circonvient la question par le style, la finesse et l’ironie, bien sûr. Il s’agit de conjurer l’ennui et défier l’issue fatale. Sans espoir, mais de chic.

« Quel ennui serait la vie sans chefs-d’œuvre. Seuls la plupart des hommes pourraient y vivre. »

A propos des chefs-d’œuvre, Charles Dantzig, Paris, Grasset, janvier 2013.

Gwenaëlle Ledot.

 


[1]

Dictionnaire égoïste de la littérature française

 

 

 

 

 

 

 

Christian Oster, En ville

By admin, 13 janvier 2013 8:55

« A moins qu’il ne se fût agi d’une mousse… »

 

Quatre personnages masculins évoluent dans le dernier roman de Christian Oster : Georges, Paul, William et Jean (le narrateur). En 2008, les héros incertains de Trois hommes seuls étaient en partance. Dans le nouvel opus, ils restent. Et caressent sur une centaine de pages un projet plutôt flou de vacances en Grèce.

L’essentiel est ailleurs, ou nulle part. Dans la délicieuse insignifiance qui aplanit l’horizon romanesque ; l’écriture pose dans cet espace quelques personnages, « flous » eux-mêmes, et de petites choses qui envahissent. Ainsi, la première scène du roman est saturée, curieusement, par un dessert : « le gâteau, lui-même éventuellement mou, avec de la crème, à moins qu’il ne se fût agi d’une mousse, avec cette manie qu’ils ont tous maintenant de faire des mousses ». Plus loin, les pensées du narrateur circonviennent un panorama parisien, l’envisagent à l’infini, l’effleurent : « Je me suis demandé cette fois si ça m’intéressait d’avoir la Seine dans mes fenêtres, et je n’ai pas su, j’aurais eu besoin de parler à quelqu’un, je crois, à quelqu’un qui ait eu une opinion sur la Seine, sur l’intérêt de vivre avec une vue sur la Seine… »

Jean travaillant dans l’édition avec un auteur astrophysicien, son existence professionnelle se trouve ponctuée par l’irruption inattendue de la planète Saturne : « Tout était compliqué dans le système solaire, et au-delà aussi, bien sûr, et, comme il en était à Saturne et qu’il avait des soucis d’ordre privé, il bloquait sur Saturne, mais Saturne n’y était pas pour grand-chose. » La vie personnelle de Jean ne sera pas exempte de rebondissements et de drames, traités sur un mode identique : caresser l’existence, fluide, avec un désespoir, ou un non-espoir absolu qui n’empêche pas le sourire. Ecriture aérienne et, dans les douleurs mêmes, insoutenable légèreté d’une mousse littéraire.

« Moi, je préférais surmonter les choses. De toute façon, comme tout le monde, je n’avais pas le choix. Je croyais beaucoup à la distraction, à la lecture, au cinéma. La philosophie ne m’avait pas aidé. »

Concentré d’existence émulsifié, où le drame reste à la surface. Sans autre choix.

 

En ville, Christian Oster, Paris, Seuil, 2013.

Gwenaëlle Ledot.

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