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L’Aleph, de Jorge Luis Borges, édition citée : Gallimard, 1994.
Du Mal quotidien au Mal radical (La littérature et le Mal)
La Littérature et le Mal.
C’est l’un des titres célèbres du critique littéraire Georges Bataille. C’est aussi le thème central, essentiel et difficile, de quelques romans parus cette année : Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, de Didier Decoin, p
ublié en février 2009, rendait compte d’un crime contemporain, de l’ordre du fait divers : le calvaire enduré par la jeune New-yorkaise Kitty Genovese, poignardée dix-sept fois et vouée à une lente agonie, sous les yeux impassibles de trente-huit témoins.
Interviewé par Catherine Forestier, l’auteur évoque la genèse du double crime : crime de la cruauté, crime de l’indifférence :
« Je suis persuadé que ces trente-huit personnes n’ont pas volontairement regardé Kitty se faire assassiner. Je pense qu’ils n’ont pas jubilé. Mais je crains qu’ils n’aient rien compris au film. Ils étaient derrière leur vitre comme moi je suis derrière mon écran de télévision – une vitre ou un écran, c’est le même matériau - je vois des choses abominables et je ne fais rien. »
Didier Decoin va plus loin et lit dans cette impassibilité criminelle un mal contemporain :
« le vrai virus qui est en train de ronger notre civilisation, c’est cela, c’est cette indifférence . C’est de regarder la vie comme un spectacle. »
Doit-on évoquer la responsabilité collective d’une société contemporaine, qui contribue à une déshumanisation mortifère ?
« Qu’ils portent quelqu’un au pinacle ou qu’ils le lynchent, les médias transforment l’être humain en objet de spectacle, ou en acteur d’un spectacle, c’est-à-dire en quelqu’un qui n’est pas réel. »
Didier Decoin souligne dans ce sens la problématique commune à son récit et à un autre roman de l’année : Mangez-le si vous voulez, publié en mai 2009, prenait appui sur une anecdote historique, ancrée dans le Périgord du dix-neuvième siècle. Jean Teulé racontait comment un jeune noble apprécié de tous, Alain de Monéys, s’était rendu au village de Hautefaye, à quelques kilomètres de chez lui. Quelques heures plus tard, sur la base d’un malentendu prétexte, les villageois l’auront battu, torturé, brûlé vif… et mangé. Inlassablement, Teulé s’interroge, et interroge ses lecteurs : effet bouc émissaire ? Effet d’hystérie collective ? Xénophobie ? Pulsions sadiques inhérentes à la nature humaine ? Les raisons sont multiples, et toutes aussi insuffisantes. L’auteur ne fait pas dans la dentelle : il décrit, insiste, écœure, rebute. En une phrase ?
« Nul n’est à l’abri de l’abominable. Nous sommes tous capables du pire ! »
Didier Decoin, lecteur de Jean Teulé, saisit pour nous les convergences de ces deux crimes, deux faits divers apparemment incomparables :
« Bergson l’a dit il y a longtemps : quand on regarde un ivrogne qui tombe, ce n’est plus un être humain, c’est un spectacle. C’est ce que raconte Teulé. Et ce qui est terrible, c’est que lorsqu’on a demandé aux gens, lors du procès : « Pourquoi avez-vous fait cela ? », ils ont répondu : « On ne sait pas. On est des gens bien. Et lui, c’était un type bien. » Ils l’ont mangé, quand même ! Homo homini lupus : l’homme est un loup pour l’homme… »
Et pour décrire le Mal, peindre le Mal, la littérature recourt à des modes bien différents : écriture clinique pour Didier Decoin, et relation froide d’un fait divers à l’issue connue. Chez Jean Teulé, au contraire, la profusion descriptive frôle un absurde macabre. Partout, la présence énigmatique du Mal ordinaire.
« Il n’y a plus guère que le diable pour profiter d’un jeu si laid. » (J. Teulé)
Le littéraire use de figures : dans les romans, les images monstrueuses ou démoniaques seront chargées de dire l’indicible. Déjà Aragon, cité en épigraphe par Didier Decoin : « Ce fut au petit jour que dans ton cœur, un dragon plongea son couteau. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? »
Ailleurs, on retrouve le principe de Lucifer et la chute de Satan. L’Enfer de Dante. Clichés ? Epuisement du langage ? Représentations vaines et éculées ? Pas si sûr. Gérard Rabinovitch, philosophe et sociologue, convoque figures mythiques et analyses freudiennes pour un éclairage nouveau sur le Mal absolu.
Littérature et histoire : le Mal radical par Gérard Rabinovitch.
De prime abord, l’essai de Gérard Rabinovitch nous paraît bien loin des figures littéraires : ce philosophe, chercheur au CNRS, est membre du Conseil scientifique du Mémorial de Caen. Interviewé par Catherine Forestier à l’occasion de l’exposition « Survivre » au Mémorial (Voir Normandie Magazine n° 230), il revient sur l’exploration fondamentale dont rend compte son ouvrage, De la destructivité humaine, paru en 2009.
La question : pourquoi le Mal absolu ? L’une des réponses : « La fraternité humaine, c’est un travail, ce n’est pas une donnée acquise au départ. L’hostilité est évidente, alors que la fraternité est un travail de civilisation. »
Lorsque philosophes et historiens empruntent aux symboles pour retrouver une parole perdue ou impossible, l’Enfer reparaît d’ailleurs: « L’Enfer n’est plus une croyance religieuse ni un délire de l’imagination, mais quelque chose de tout aussi réel que les maisons, les pierres et les arbres qui nous entourent. » (Hannah Arendt)
Gérard Rabinovitch l’explique : comme d’autres avant lui - on songe à La Culpabilité allemande de Karl Jaspers -, il se livre à une exploration du Mal radical. Une mission dévolue à « ceux qui viennent après », ne peuvent et ne veulent s’y soustraire. Son ouvrage est voué depuis lors à une exploration des sociétés mortifères. Parmi elles, le nazisme.
Premier paradoxe : la barbarie au pays de Kant et Goethe ? « Frappés d’effroi et de stupeur, ils devaient constater qu’on pouvait lire Goethe, écouter du Bach, et aller chaque matin à son office meurtrier à Auschwitz. » Un problème allemand ? Européen ? Humain ? Le concept de barbarie ne suffit plus, explique Rabinovitch.
« Longtemps, le monde du progrès s’est couché de bonne heure », rappelle-t-il : confiance absolue dans la Technique, le Savoir, le Progrès. Si l’illusion est terrible, le jugement est sans appel : « si les hommes ne deviennent pas meilleurs avec l’accroissement des facultés apportées par le Savoir, cela signifie alors qu’ils deviennent pires. »
« C’est au cœur de l’Europe que s’est révélé le degré ultime de barbarie jamais atteint par l’homme » souligne Georges Steiner : au vingtième siècle se scelle le pacte terrible du progrès et de la barbarie, prédit par Freud en 1938.
Précisément, les ouvrages du psychanalyste apportent à Rabinovitch une clef inattendue et décisive : par l’hypothèse de la pulsion de mort , la psychanalyse pourrait rendre raison de ce que l’on consigne sous la formule de « Mal radical » : dans Malaise dans la civilisation, Freud souligne combien en son fonds l’homme est un meurtrier. Le texte ouvre la voie de la conception freudienne de la barbarie : celle d’un terreau imbibé de sang dans lequel toute Civilisation trempe ses pieds.
Quelle est la faute de la société ? De ne jamais prendre en compte l’agressivité, la cruauté et la destructivité native chez l’homme.
Face à la réalité incurable de cette agressivité, Freud rappelle donc que le danger principal pour la civilisation - et l’erreur majeure en politique - résident dans l’incapacité à guetter les puissances virtuelles de destruction présentes dans l’homme. (Voir De la destructivité… , G. Rabinovitch, p. 49).
D’où des règles d’action, tracées par Freud de façon très pragmatique, pour le Politique :
« Il faut que le législateur suppose par avance que tous les hommes sont méchants, et qu’ils sont prêts à mettre en œuvre leur méchanceté toutes les fois qu’ils en ont l’occasion. »
Léviathan et Béhémot.
Suivant l’idée que le mythe permet d’exprimer des vérités complexes, Gérard Rabinovitch ressuscite deux figures anciennes pour sonder le « destin pathologique des sociétés dites civilisées ».
Léviathan et Béhémot sont dans leurs origines deux monstres épouvantables, nés babyloniens, dont on trouve la mention dans le poème de Job. Dans la tradition philosophique, Léviathan désigne l’État coercitif, Béhémoth son antonyme et son pendant : le non-État, le chaos, le désordre mortel de l’absence de loi. Par glissement, Léviathan est devenu de nos jours le nom générique et allégorique des formes oppressives et totalitaires du politique. Depuis les analyses de Franz Neumann, Béhémot est adopté pour désigner les forces conjuguées de la destruction de l’humanité dans l’homme,
Jusqu’ici, le nazisme a été identifié comme un Léviathan. Gérard Rabinovitch montre au contraire qu’il s’agit d’y lire le Béhémot : un chaos destructeur, une structure plus proche d’une subculture mafieuse, dans laquelle la hiérarchie des individus est parallèle à celle du crime : l’agressivité et la violence y sont toujours sanctionnées positivement ; il y est évident que toutes les vies n’ont pas la même valeur. La vie des uns vaut moins que la vie des autres… (Voir De la destructivité… , G. Rabinovitch, p. 79 à 89.)
Gérard Rabinovitch le résume ainsi pour Catherine Forestier : L’auteur décline, implacablement, les paramètres mortifères communs : l’héroïsation de la violence ; la force brute et l’agressivité belliqueuse ; le défoulement héroïsé de l’agressivité, de la cruauté, du mensonge, de la perfidie.
Finalement, cette agrégation entre l’héroïsation de la violence et une forme de rationalité instrumentale génère cette monstruosité hétéroclite qu’est le nazisme.
Le Mal, la Littérature et la Langue.
G. Rabinovitch surprend encore, lorsqu’il cite La Philosophie dans le Boudoir de Sade : il y pointe le Mal sous forme littéraire ; retrouve une proximité étonnante entre le discours sadien et la programmation nazie. Les résonances sont troublantes.
Le langage peut lui aussi devenir toxique. Hypothèse convaincante et inquiétante : la langue contribue à notre vision du monde. Que se passe-t-il lorsque la langue se trouve intoxiquée par les pulsions de mort ? La sémantique nazie, imbibée de jouissance destructive et mortifère, fait frémir.
Constat effrayant : rien n’est réglé. La dernière partie de l’ouvrage est consacré au génocide rwandais. Ce ne sont plus là des résonances. L’invitation au sadisme, la levée des interdits, une sémantique qui fabrique l’indifférence (les Tutsis sont appelés « cafards » et « serpents », tout comme les victimes des camps étaient désignés par les mots « bacilles » ou « rats ») laissent paraître les mêmes pulsions perverses et mortifères. Rabinovitch opère une démonstration glaçante, qui renvoie tous les témoins de ce nouveau massacre organisé à une culpabilité mondiale.
La troisième chute de Satan.
L’origine de la violence, de Fabrice Humbert, illustre par le roman la pensée de la « destructivité » : le fatras idéologique nazi au service d’une jouissance mortifère. Rappelons-en les maîtres-mots, mis en lumière par le philosophe : « passion de saccage, délectation de la duplicité, jubilation de l’écrasement des vulnérables » (Voir De la destructivité… , G. Rabinovitch, p. 87.)
L’incipit du roman appelle de nouveau les figures démoniaques dans la représentation littéraire : « On dit que Satan était l’ange le plus brillant de Dieu. Sa chute, lumineuse, fulgurante, est marquée du double sceau de la grandeur et de la trahison. » Le rôle de l’image et du mythe dans la compréhension et l’exploration du Mal absolu, l’expression de l’Innommable, est ainsi revendiqué par l’auteur :
« Ce fut pour moi la troisième et dernière chute de Satan, l’image-clef, à la fois enfantine et mythique, qui gouvernait le destin de notre continent comme l’histoire singulière que j’allais découvrir. »
Sur la piste des investigateurs, philosophes et historiens, le romancier Humbert commence par relever cet insoutenable paradoxe : Weimar et le camp de Buchenwald, à quelques kilomètres l’un de l’autre…
« Cette coexistence d’une grande pensée, d’un grand art et de ce qu’on a coutume d’appeler le Mal absolu est peut-être à l’image de l’Europe et en ce sens, elle n’est pas mensongère mais simplement révélatrice de notre histoire et de notre destin de civilisation brillante tourmentée par son péché mortel. » (Voir L’origine de la violence, F. Humbert, p.9.)
L’Enfer : un délire glacé.
C’est l’image qui domine le roman : Humbert rejoint Rabinovitch en soulignant la folie collective et l’hybris criminelle du système nazi :
« Pulsion meurtrière dissimulée sous la froideur de l’organisation, le camp était un délire animé par des fous. » (Voir L’origine de la violence, F. Humbert, p. 95).
Cet Enfer est un « délire glacé ». Formule de l’écrivain qui traduit en mots-images les pulsions de destructivité : « je n’ai jamais trouvé d’autre signification à cette folie que le plaisir de la mort »
L’image infernale est d’autant plus légitime qu’elle a pu rendre compte, dans les témoignages des victimes, de l’horreur vécue : « Tous les déportés ont parlé de l’enfer des camps ; cette image en apparence éculée est sans doute la plus juste qui puisse convenir, parce qu’il me semble que les constructions religieuses du paradis et de l’enfer ne sont que la projection des fantasmes humains. »
La force de Fabrice Humbert est aussi d’élargir la réflexion : le centre du livre est le Mal radical, celui des camps ; mais il diffuse jusqu’au Mal quotidien : ainsi des tortures infligées à un jeune garçon par ses camarades, un fait divers banal. La mention même, explicite dans son roman, du calvaire d’Ilan Halimi n’autorise jamais le lecteur à penser que le Mal radical est loin de lui. Repérer et discerner le mal quotidien, repérer et discerner cet étranger en soi qu’est la pulsion en général, la pulsion destructrice en particulier, c’est l’impossible mission tracée par l’écrivain :
« A chacun de trouver la source et le lieu du Mal. Il ne semble pas vain de le découvrir, de l’arracher et de faire place nette. Là est l’espoir des fous, l’illusion des crédules et des démagogues mais c’est aussi la lutte suprême. »
Références :
De la destructivité humaine, Fragments sur le Béhémoth, Gérard Rabinovitch, PUF, 2009.
L’origine de la violence, Fabrice Humbert, éditions Le Passage, 2009.
Le bouc émissaire, René Girard, Grasset, cité par Jean Teulé.
La culpabilité allemande, Karl Jaspers, éditions de Minuit, 1990.
Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, Didier Decoin, Grasset, 2009.
Entretiens avec Didier Decoin et Gérard Rabinovitch réalisés par Catherine Forestier pour le Normandie Magazine, mai 2009.
Gwenaëlle Ledot.
Des écrivains de minuit
Jean Echenoz, prix Goncourt 1999 pour Je m’en vais, vient de publier aux éditions de Minuit un roman biographique sur le coureur tchèque Émile Zatopek : Courir.
Étranges romans où les faits ne sont qu’un arrière-plan, où la vie devient simple décor. Chez Jean Echenoz, les personnages sont les mots. Émile, Chopin ou Salvador passent leur vie glissant, sans fin, sur les phrases de leur auteur.
Doucement ironique, l’écriture s’attarde sur un système velcro et un nez busqué ; volette d’une carte routière à une mouche violette. Un monde s’anime, précis et éthéré, piquant, léger ; un monde d’entomologiste, empli de flux rapides, de courants évanescents. Les personnages sont traversés par la vie, décidément plus forte qu’eux, et traversés par les mots. Habités par une odeur de chlore et un parfum de citron, absorbés éventuellement par une chevelure blonde, croisant des « phosphatines fantomatiques ».
L’ironie est partout présente, délicieuse et fluide ; partout, jusque dans l’existence étrange des Grandes Blondes (1995): « Précipiter un homme dans le vide étant de ces choses qui vous feraient oublier de vous démaquiller ». Le vide cotonneux et doux de la réalité permet toutes les fantaisies de l’écriture : « Donatienne se distingue par le port de vêtements surnaturellement courts et miraculeusement décolletés, quelquefois en même temps si courts et si décolletés qu’entre ces adjectifs ne demeure presque plus rien de vrai tissu. »
Petites bulles en plastique ou bulles de varech, l’écriture soufflée glisse et disparaît. Ses métaphores se multiplient : « Un vent électronique indifférencié, monochrome et lisse, tiède et sourd. » Un titre de roman : « How to disappear completely and never be found ». Ou bien le sommeil encore : « Écharpe grise, écran de fumée, sonate. Vol plané d’un grand oiseau pâle, portail vert entrouvert. Plaines. »
En cet automne 2008, le style d’Echenoz s’est incarné dans un homme, un homme qui court : Émile Zatopek, athlète de légende, est le héros de son dernier roman. Il court, et le style comme lui, épuré, volant vers l’essentiel. Émile, émouvant de simplicité, court sa quête tragique et banale, qui l’emmène ailleurs ; la banalité, toujours affleurant, dément les moments de grâce, les moments de course, de victoire. En contrepoint, l’Histoire, celle de la Tchécoslovaquie de l’époque communiste, la dénonciation et la terreur ignorée de l’Occident. L’amertume et l’obscurité soulevées, peut-être, par la grâce de l’écriture.
Christian Gailly ou la substance de l’absent. Le dernier roman de Christian Gailly est placé, dès l’épigraphe, sous l’égide de Beckett : « C’est tuant, les souvenirs ». Beckett, ou la non-communication érigée en principe dramatique. La folie de ceux qui, intarissables, voudraient, désespérément, converser :
« Toutes les voix mortes
Ça fait un bruit d’ailes
De feuilles
De sable. De feuilles. »
Et, chez Gailly, l’insignifiance érigée en principe narratif. Les personnages n’y sont plus rien ; ils sont là. Tout juste, encore. Les mots aussi s’en vont ; les phrases souvent nominales, peu apparues. La prose tente simplement de concurrencer le Rien. Pas si simple. Ou concurrencer Beckett. Pas simple, décidément. Là est pourtant la gageure : porter des destins parfois tragiques, parfois drôles, toujours accidentés. Il s’agit ici pour deux journalistes, nommés Brighton et Schooner, d’aller à la rencontre d’artistes oubliés du grand public. Des artistes dont, parfois, dans le souvenir, il ne reste rien. Écrire l’histoire de vides qui se succèdent. « Non, monsieur, dit Brighton, ça ne s’appelait pas Les Oubliés, ça s’appelait Que sont-ils devenus ? Mais vous avez raison, monsieur. Oui, vous avez raison. Les Oubliés c’est mieux. Plus parlant. Plus émouvant. »L’un des deux journalistes meurt ; bêtement, bien sûr : « Il ne reste rien de Paul Schooner. La goélette s’est évaporée. »Ce tragique-là est aspiré tout entier par l’insignifiance ; par l’ironie. Celle qui accompagne, en contrepoint délicieux, les trajets perdus de nos Vladimir et Estragon : « Si tu dis non nous risquons d’en mourir tous les trois. Brighton : N’exagérons rien, mais bon, pourquoi pas ? Allons-y comme ça. On verra bien. » On a parlé de la petite musique de Christian Gailly. Je dirais plutôt un bruit de feuilles. De sable. De feuilles…
Un autre écrivain de Minuit, Christian Oster, a publié des ouvrages de littérature de jeunesse, séduisants de vivacité et de fantaisie, et des polars, pour les éditions Fleuve Noir. Ses romans sont salués par la critique, dont Mon Grand Appartement, prix Médicis en 1999.
On évoque volontiers son art de la digression, mais aussi une extraordinaire dilution du temps psychologique qui le rapproche irrésistiblement de l’inspiration proustienne. Les atermoiements des personnages deviennent vite ludiques : « Je mettais rarement mes clés dans une poche. Je les rangeais plutôt dans ma serviette. Mais j’avais, quelque part, oublié ma serviette. Or, jusque-là, je n’avais jamais égaré ma serviette. C’est ce qui m’avait arrêté, devant ma porte. »Le héros de Mon Grand Appartement, aux prises avec la perte conjointe de cette serviette et de sa compagne, la récurrente Anne Lebedel, agace et amuse par ses circonlocutions autant que par son introspection entêtée. Ses tentatives de construire une existence, d’abord velléitaires, font naître quelques dialogues réjouissants : « Tu es marié ?… Non, pas spécialement. Comment ça, pas spécialement ? »Christian Oster évoque une vérité de l’existence, celle qui confine à l’insignifiance et au doute ontologique : « Et encore, elle ne me vit pas tout de suite. Puis elle ne crut pas que ce pût être moi. Je le compris. Elle avait toujours eu du mal, elle aussi, dans son genre, à croire à ma présence. C’est moi, fus-je obligé de dire, pour y croire, moi aussi, à ma présence. »
Le narrateur, qui brille par sa transparence à la vie, affiche la conviction que son existence frôle l’hypothétique. Serge Ganz, le narrateur de Trois Hommes seuls, paru en septembre 2008, porte une identité pareillement vacillante. Cerné lui aussi par la prégnance d’objets résolument insignifiants. Réminiscence de Ionesco peut-être, dont on devine que l’univers n’est pas étranger à celui construit par Oster, une chaise se fait particulièrement encombrante, et accompagne en signe de non-sens absolu le trajet de trois hommes vers la Corse. Le non-choix étant une option permanente pour ces trois-là, le voyage se mue vite en balbutiement affectif et existentiel. Le pari, réussi, de Christian Oster est de maintenir un équilibre de funambule entre une trame narrative légère mais convaincante, et un sentiment de l’absurde qu’il caresse sans jamais lui céder tout à fait.
Courir, Jean Echenoz, éditions de Minuit, octobre 2008, 142 p., 13,50 €.
Les Oubliés, Christian Gailly, éditions de Minuit, janvier 2007, 141 p., 13 €.
Trois Hommes seuls, Christian Oster, éditions de Minuit, septembre 2008, 174 p., 13 €.
C’est à lire
Le 15 Janvier 2009, par Gwenaëlle Ledot
Courir, Jean Echenoz, éditions de Minuit, octobre 2008, 142 p., 13,50 €.
Les Oubliés, Christian Gailly, éditions de Minuit, janvier 2007, 141 p., 13 €.
Trois Hommes seuls, Christian Oster, éditions de Minuit, septembre 2008, 174 p., 13 €.
C’est à lire
Le 15 Janvier 2009, par Gwenaëlle Ledot