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Et si les œuvres changeaient d’auteur ? de Pierre Bayard

By admin, 30 décembre 2010 10:12

Et si le livre était diaphane…           

            « Le traité était diaphane, universel ; il ne semblait pas rédigé par une personne en chair et en os, mais par n’importe quel homme ou, peut-être, par tous les hommes… » (J. L. Borges, Les théologiens)

Pierre Bayard, qui aime le jeu, multiplie les paradoxes : Comment améliorer les œuvres ratées ? est paru en 2000 aux éditions de Minuit et le très célèbre Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? en 2007, chez le même éditeur. En 2010, son nouvel essai, placé sous l’égide de J. L. Borges, choisit le ressort fertile du « Et si… ? » Et si Homère n’avait pas écrit l’Odyssée ? Par Nausicaa aux bras blancs, par le désespoir de Circé, on jure ici que les tourments féminins signent, bien sûr, une âme féminine. La dissonance souvent commentée entre l’Iliade et l’Odyssée autorise cette thèse séduisante : l’auteur de l’Odyssée serait en réalité une poétesse. Pierre Bayard rappelle certains postulats connus de la critique littéraire, qui autorisent cette flambée interprétative : l’auteur n’est jamais celui que nous croyons, et la représentation du lecteur ne coïncide que rarement avec l’individu en chair et os.

            « Averroës disparaît à l’instant où je cesse de croire en lui » (Borges, La quête d’Averroës)

L’auteur restera donc, à jamais et de manière irréductible, un autre. Se pose aussi le problème des attributions : nous ignorons tout d’Homère, et tout de Shakespeare. « Tout nom d’auteur est une fiction » affirme encore Pierre Bayard. Et, surtout, « tout nom d’auteur est un roman » : chaque nom-étiquette que nous posons (Flaubert, Proust, Molière) porte avec lui son lot d’images et de représentations, tant individuelles que collectives. Représentations qui contribuent elles-mêmes à enrichir le sens de l’œuvre, construit par le lecteur.

Qui était vraiment Shakespeare ? Un personnage obscur, fils d’un petit boutiquier de Stratford-upon-Avon (hypothèse traditionnelle), ou bien plutôt Edward de Vere, le dix-septième comte d’Oxford, aristocrate lettré et grand voyageur ? Sigmund Freud s’est enflammé, comme d’autres, pour cette seconde hypothèse : elle lui permit de lire Hamlet comme la mise en images géniale du complexe d’Œdipe. C’est la théorie de l’ « auteur intérieur » que développe Pierre Bayard : chaque lecteur construit une image toute personnelle de l’auteur qu’il chérit. De là, un éternel malentendu (presque amoureux). De là, surprises ou désenchantements de la rencontre auteur-lecteur…

Dom Juan, écrit par Pierre Corneille : certaines tentatives de détournement proposées dans l’essai semblent d’abord une gageure. Sauf à penser, comme le rappelle Pierre Bayard, que la thèse selon laquelle Corneille est l’auteur véritable des pièces majeures de Molière est très sérieuse (elle fut défendue et étayée tout au long du vingtième siècle). Allons plus loin dans le jeu, et décidons alors que « Lewis Carroll peut gagner à avancer d’un siècle dans le temps », ou que le compositeur Robert Schumann est le peintre du Cri.

            « Un dieu, pensais-je, ne doit dire qu’un seul mot et qui renferme la plénitude » (Borges, L’écriture du Dieu)

Quel est le véritable intérêt du jeu savant proposé par Pierre Bayard ? La formule « … est l’auteur de… » devient la clé d’un univers nouveau. Des perspectives et des miroirs, un pas vers l’infinie liberté du lecteur : « Il n’existe pas à ma connaissance une seule étude critique qui tente d’expliquer les raisons qui ont conduit le grand romancier russe Léon Tolstoï à s’exiler de son pays par l’imagination et à écrire cette vaste fresque sur la guerre de Sécession qu’est Autant en emporte le vent. »

Et si les œuvres changeaient d’auteur ? de Pierre Bayard, Paris, éditions de Minuit, octobre 2010, 156 pages, 15 euros.

L’Aleph, de Jorge Luis Borges, édition citée : Gallimard, 1994.

Gwenaëlle Ledot.

Article paru dans le Normandie Magazine N°240 - décembre 2010. 

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