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Category: Chroniques 2016

Félix Buhot. 1847-1898. Peintre d’atmosphères.

By admin, 4 novembre 2016 17:40

Félix Buhot. 1847-1898. Peintre d'atmosphères. : Catalogue de l'exposition du musée Thomas Henry de Cherbourg-en-Cotentin (25 juin - 25 septembre 2016)

Félix Buhot. 1847-1898. Peintre d'atmosphères.

« D’aristocrate qu’elle était autrefois… »

Le catalogue de l’exposition consacrée au peintre et graveur Félix Buhot par le musée Thomas Henry fait renaître les plus belles images d’une ville empreinte d’histoire et de littérature. Au cœur de l’ouvrage, qui reproduit les œuvres fameuses, Bruno Centorame dédie un article inspiré au Valognes de Félix Buhot. L’artiste, natif de cette petite ville normande, en a mis en lumière les facettes diverses : scènes populaires, lumière après la pluie, silhouettes urbaines, traces monumentales d’un temps glorieux et disparu, « des hôtels de seigneurs trop vastes et trop beaux ». Le tableau intitulé « Les oies » (et ses variations) déploie sans nostalgie un charme agreste et épuré ; les eaux-fortes réalisées pour le Chevalier Destouches et L’Ensorcelée rappellent que Valognes fut également la « ville adorée » de Barbey d’Aurevilly. Quant au fascinant Nocturne à l’entrée de l’église de Valognes, il évoque, explique l’auteur, un romantisme noir, puisque, décidément, l’époque oscille entre Victor Hugo et Huysmans, entre frisson du sacré et tentations pré-décadentes.
Quant à Valognes… l’un des talents de l’artiste est d’avoir capturé l’esprit du lieu (« D’aristocrate qu’elle était autrefois, la petite ville est devenue contemplative et recueillie ») et d’avoir saisi les fantasmatiques reliques d’un temps flamboyant.

Félix Buhot. 1847-1898. Peintre d’atmosphères. : Catalogue de l’exposition du musée Thomas Henry de Cherbourg-en-Cotentin (25 juin - 25 septembre 2016).

Louise Le Gall ; Julie Jourdan ; Gilles Soubigou ; Bruno Centorame ; Margaux Tangre

Éditeur : Ville de Cherbourg-en-Cotentin - Conservation des musées

Catalogue de l'exposition du musée Thomas Henry de Cherbourg-en-Cotentin

Article rédigé par Gwenaëlle Ledot.

Mémoire de fille, Annie Ernaux

By admin, 14 mai 2016 16:08

Mémoire de fille, d’Annie Ernaux

Qu’est-ce que la mémoire et qu’est-ce qu’une fille ? Saisir un fantôme, peindre une silhouette, attraper une « sylphide au fond de la coulisse » (1) ? Et creuser sans relâche, questionner un passé violent, interroger sans limites l’essence d’une fille qu’elle a (peut-être) été. L’objet du texte est explicitement réflexif, puisqu’on construit une identité par l’écriture. Quelle est la possibilité de comprendre ce qu’on a été un jour ? Quelle possibilité de l’appréhender par les mots ?


De quoi est constituée cette fille de 1958 ? Les données sociologiques et psychologiques sont vite survolées ; ce sont des images gravées par la souffrance qui vont donner l’élan au texte. Elles n’existeront que par les mots qui les informent. Car « l’autre fille » torture de la pâte à papier pour en exprimer une parcelle de vérité.


« Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible… »


Que se passe-t-il au moment où « la fille » cède aux avances d’un quasi-inconnu ? Qui est-elle lorsqu’elle se laisse emporter par la volonté d’un Autre ? Où est-elle lorsqu’elle abdique son être et sa conscience ? L’auteur décrit une « fille de chiffon », prisonnière de son désir confus et du désir émietté d’autrui : « Il m’est impossible de saisir tous les glissements, la logique, qui l’ont conduite à l’état où elle se trouve. » (2)


Elle est donc celle qui disparaît sciemment, pour explorer (peut-être) un anéantissement prévisible, et plonger au fond du gouffre. Elle est celle, aussi, constituée déjà de morceaux textuels : poèmes de Prévert et de Laforgue, phrases de Proust ou de Gide mémorisés. Elle est un nom (Annie Duchesne), mais ce nom pourrait être un autre (Duménil), et plus tard ne sera plus le sien.


Lorsqu’elle se cherche dans les autres du passé, quelques camarades de 1958, ceux-ci ont disparu (même sur Google). Il reste quelques scènes, monstrueusement distendues, tandis que d’autres « ponts » de la mémoire se sont absolument effacés. Caprices du souvenir.


La saisie et la construction du moi par le texte restent eux-mêmes frappés d’insuffisance et d’impuissance : « Il manque toujours ceci : l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit, cette opacité du présent qui devrait trouer chaque phrase, chaque assertion. » (3)


Et encore ce déséquilibre vertigineux : qui étions-nous dans le regard des autres ? Que reste-t-il de nous dans leur esprit ? Ceux qui ont envahi et habité notre âme pendant des années nous ont mystérieusement balayés. Distorsion de la durée, disproportion des impacts.


« Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi ! »


Mais une phrase paradoxale écrite par la fille du passé, retrouvée dans les pages d’un journal, semble livrer la clef du récit, sinon la clef d’une vie : « Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. » La fille rend compte par anticipation de la lutte acharnée, parfois violente, menée par l’auteur pour saisir avec de l’encre quelques paillettes d’existence.


« Le gouffre a toujours soif, la clepsydre se vide. »

Mémoire de fille, Annie Ernaux, Gallimard, mars 2016.

Gwenaëlle Ledot.


(1) Baudelaire, « L’Horloge », Les Fleurs du Mal.

(2) Annie Ernaux, Mémoire de fille, p. 53

(3) Ibid., p. 115.

Articles consacrés à Annie Ernaux sur ce site.

Revue Elseneur N° 25, 2010.

Sommaire

Camille Laurens, Celle que vous croyez

By admin, 9 mai 2016 15:12

Humus

Le lieu initial est un hôpital psychiatrique, où Claire, l’une des narratrices, s’entretient avec un médecin. C’est cette conversation que retranscrit la majeure partie du roman. Cependant l’agencement du récit, un brin facétieux, met en scène plusieurs protagonistes dont l’identité et l’histoire sont mouvantes ; leurs parcours incertains se partagent entre celle qui vit et celle qui écrit, celle qui regarde et celle qui souffre, masques multiples et avatars d’une même âme. Celle que vous croyez ?

Ce sera donc l’histoire d’une femme et de son malheur, l’histoire de toutes les femmes et leur malheur commun, l’Insupportable d’un asservissement jamais démenti ; certainement, le « désastre féminin » (1) que décrivait un autre grand auteur français contemporain. Mais le constat fait place à l’émanation d’une folie individuelle, parfois vertigineuse et violente, parfois valse mélancolique ; celle qui, prise à la loupe, ouvre sur les nuances universelles du malheur.

Être folle ? Ce que c’est qu’être folle ? Vous me le demandez ? C’est vous qui me le demandez ?

C’est voir le monde comme il est. Fumer la vie sans filtre. S’empoisonner à même la source.” (2)

L’obsession amoureuse qui devient progressivement l’objet de ces pages n’est qu’une manière parmi d’autres d’accéder à un état d’hyperlucidité ; celui qui nous fera saisir, conjointement, la force de la vie et son anéantissement.


“Elle s’était transformée en attente. Elle attendait, elle était entièrement occupée à cela : attendre. Qu’est-ce qu’elle attendait ? Rien, justement. Elle attendait un mort, qu’il revienne, elle attendait l’amour, qu’il arrive, elle attendait le pardon, qu’il lui soit donné ? […]

L’attente était devenue son être, l’attente avait dissous l’objet de l’attente. Elle était statufiée dans cette posture, un deux trois soleil éternel, Pénélope sans prétendants, Pénélope sans retour d’Ulysse, mais qui s’obstine à défaire la vie qu’elle pourrait vivre.” (3)

La plongée d’un personnage dans la folie est indissociable de sa noyade dans les mots ou dans le désir. « Les livres sont faits de ces souvenirs qui s’entassent comme les feuilles d’arbre deviennent la terre. Des pages d’humus. » Le texte naît à partir d’autres textes – comment pourrait-il en être autrement ? - et aspire pour s’en nourrir le grand chagrin de Claire ou de Camille. Les narratrices absorbent, pour l’écriture, l’amertume du désir et de la perte. Le récit fantasmatique et brumeux qui en émerge, kaléidoscopique, est une pâte à papier, remâchant le grand malheur de toute vie.


Camille Laurens, Celle que vous croyez, Gallimard, 2016.

Gwenaëlle Ledot.
……………………………………….

(1) Annie Ernaux.

(2) Celle que vous croyez, page 69.

(3) Ibid., p. 111.

Laurent Binet, La septième fonction du langage

By admin, 10 avril 2016 17:29

« Tu vois, c’est la langue… »Afficher l'image d'origine

Un conte cruel raconté par un linguiste, et qui ne signifie rien : le dernier roman de Laurent Binet entraîne son lecteur dans la résolution d’une énigme policière (la mort de Roland Barthes, vrai-faux accident de voiture ?) et d’une énigme épistémologique : recherche de la « septième » fonction du langage qui aurait été laissée de côté par Jakobson…
Un « Cinquième élément » à la mode intellectuelle et parisienne ? Un parcours érudit et satirique à la fois, qui met en scène Sollers et Kristeva, Foucault, Derrida et Searle… et ne se prive jamais de les associer aux figures médiatico-politiques de l’époque (Giscard, Lang ou Mitterrand) : tous à la recherche du pouvoir performatif, celui qui fait advenir les choses par la parole.
Ingrédients savamment mêlés : la pragmatique pour les nuls, le structuralisme pour amateurs, le faux thriller et l’inévitable peinture sociologique des cercles parisiens. Laurent Binet se joue brillamment des codes et des thèses. Il jongle avec les invraisemblances et les fonctions méta-narratives : son héros Simon, baladé et même torturé tout au long de ce texte burlesque par un auteur sans pitié, aura in fine le dernier mot. La dernière partie, mise en abyme ludique, se joue des règles narratologiques. Le personnage principal, conscient d’être promené dans des situations de plus en plus rocambolesques (jusqu’où le lecteur peut-il accepter cette pétillante invraisemblance ?) lance à son créateur un ultime et facétieux défi : « Tu vois, c’est la langue qu’il fallait me couper.»

Laurent Binet, La septième fonction du langage, Paris, Grasset, août 2015.

Gwenaëlle Ledot.

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