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Category: Romans français

Alexis Salatko, Folles de Django

By admin, 29 octobre 2013 17:39

De l’extérieur.

 

Né à l’extérieur, Django Reinhardt, prince du jazz… Baptisé par l’esprit manouche à l’âge de trois ans, lors d’une fête endiablée qui ressemble à un rituel, il prend vite sa place (flamboyante) dans l’univers de la musique. De la Mare aux corbeaux jusqu’à Carnegie Hall, « le jazz avait chaussé ses bottes de sept lieues. » : grâce à son jeu, son génie et son charisme, Django parcourt le monde comme son royaume. En restant obstinément à côté, ou bien au-dessus, des gens et des choses ; traversant victoires, amours et succès. Sifflotant et insaisissable, éternel voyageur. Django, pour qui « l’enfer, c’était dedans. »

 « Ne soyez pas hostile aux étrangers, de peur qu’ils ne soient des anges déguisés. » (Yeats).

Eclairée par ce personnage virevoltant, toute une époque renaît : c’est le Paris des années trente, des ruelles pentues du Sacré-Cœur aux jardins du Moulin de la Galette. « Un p’tit jet d’eau, une station de métro, entourée de bistrots : Pigalle. » Et les cabarets : la musique de l’artiste, des sons qui éclatent, comme une drogue… Dans l’ivresse inoubliable des jam-sessions, étourdissantes, effrénées.

Mais certainement, l’époque importe peu. L’essentiel, résolument intemporel, se mire dans les phrases de Salatko, vibrants échos des cordes de Django :

« Le ciel d’avril semblait passé à la toile émeri. L’air avait le coupant et la pureté de l’éther. Des plaques de givre encroûtaient les pavés. »  

Folles de lui ? Peut-être… Sans doute. Là encore, peu importe ; tout est suspendu à une autre dimension, celle de l’ailleurs, s’échappant éternellement sous les doigts de Django. Folles de lui, toutes ? Oui, mais c’est une figure majeure qui se détache, telle une symphonie : la surprenante Maggie, qui permet l’éclosion et l’avènement de Django. L’unique et l’héroïque, qui vivra dans l’ombre, et mourra pour la lumière.

 

Folles de Django, d’Alexis Salatko, éditions Robert Laffont, septembre 2013.

Gwenaëlle Ledot.

Claude Pujade-Renaud, Dans l’ombre de la lumière

By admin, 22 août 2013 10:21

« C’était à Megara, faubourg de Carthage… »

 

L’histoire commence à Carthage, époque d’Augustinus, ou saint Augustin. Son ancienne compagne, Elissa, se souvient : « Un siècle s’achève, un monde s’effondre. Toi, tu écris tes Confessions. »

Et c’est un long deuil qui commence. Le récit d’une mort intérieure.

Oscillation entre un présent suspendu et le passé dont l’héroïne tisse la mémoire, tire les fils : Elissa a quarante-cinq ans au début du récit, et vit chez un couple d’amis à Carthage. Bien avant les conquêtes barbares, avant l’arrivée sur la ville du peuple de ténèbres… Elle rappelle à elle les figures et les moments qui hantent une vie perdue : un passé errant où elle a été répudiée par son amant, le grand saint Augustin, pas encore figé par l’aura de la postérité.  Elissa s’adresse à Lui, l’orateur, l’évêque, le présent-absent :

« Est-ce que j’existe encore dans ta mémoire, ton étonnante mémoire ? Une ombre tremblée ? Une erreur de personne ? Un objet sans importance largué en chemin ? »

Le grand homme l’a quittée, il y a fort longtemps déjà, et leur fils s’en est allé, dans la nuit et la neige. Le vide depuis guette Elissa, nouvelle Didon ; hantée par le constat renouvelé de la fuite :

« Les hommes fuient. Loin de la mère. Loin de la grande amoureuse. Peut-être les confondent-ils ? »

Le texte semble écrit en mémoire de Megara, d’Enée, d’Ulysse et Jason… Renvoie le reflet pourpre des guerres puniques et le reflet mordoré d’Alexandrie : aussi, un univers entier s’élève, sous une lumière crue.

Sous cette lumière crue, Elissa-Didon est blafarde. Pallida morte futura, écrivait Virgile. Pâle déjà d’une mort future.

« Ne te tracasse pas, je suis déjà morte. »

 

Dans l’ombre de la lumière, de Claude Pujade-Renaud, Paris, Actes Sud, janvier 2013.

Gwenaëlle Ledot.

Oriane Jeancourt Galignani, Mourir est un art, comme tout le reste

By admin, 3 mars 2013 15:10

Et découvrir Sylvia Plath

 

Lire les premières pages abruptes de ce roman biographique, et découvrir Sylvia Plath dans la chair et le sang : la naissance de Nicholas, son deuxième enfant.

Puis découvrir Sylvia Plath dans les mots. Mots qui palpitent de l’écrivaine, suicidée à trente ans : Passer l’hiver dans une nuit sans fenêtre. Wintering

Cargo de trente ans, je laisse filer mon existence : Sylvia attendant la mort relit sa vie, questionne sa chute. Et pourquoi mourir à trente ans, belle, talentueuse, mère de deux jeunes enfants ?

Le ciel blanc se vide de ses promesses, comme un bol.

Le refus d’un manuscrit, la difficulté d’être mère ? La présence ou l’absence du mari, célèbre, tyrannique ? La vie compliquée d’une femme, différente, ce depuis toujours.

Sylvia égrène les souvenirs de son père : un émigré allemand, Otto Plath, qui pleure un ancien pays, lequel n’a peut-être jamais existé… L’Allemagne balayée par la guerre et le nazisme. Was ist los in unsere alte Welt ? Quelque chose de l’ancienne Allemagne dans la poésie de Sylvia ? Quelque chose de Heine, un souvenir de la Lorelei, de la gloire de Schiller. Mais peut-être un mythe, peut-être un rêve : la brume de l’Allemagne pré-hitlérienne s’envole, avec le suicide de Walter Benjamin :

Les claires voyelles s’élèvent comme des ballons.

Walter Benjamin mort en partance, Otto Plath agonisant dans l’exil américain. Et Sylvia reste seule : Je suis du magicien la fille qui ne bronche pas. Reste avec la culpabilité du peuple allemand. Coupable de son père, aussi.

Elle reste avec ses petits drames à elle : adultère, abandon du mari. « Une mort de plus avec laquelle il avait fallu vivre. »

Sylvia commence à partir, doucement. Pendant que « le monde ricane de sa petite tragédie. » Devient Marylin ou Médée. Devient une vieille femme à trente ans.

Et s’élève.

 

Mourir est un art, comme tout le reste, d’Oriane Jeancourt Galignani, Albin Michel, janvier 2013.

 Gwenaëlle Ledot.

Christian Oster, En ville

By admin, 13 janvier 2013 8:55

« A moins qu’il ne se fût agi d’une mousse… »

 

Quatre personnages masculins évoluent dans le dernier roman de Christian Oster : Georges, Paul, William et Jean (le narrateur). En 2008, les héros incertains de Trois hommes seuls étaient en partance. Dans le nouvel opus, ils restent. Et caressent sur une centaine de pages un projet plutôt flou de vacances en Grèce.

L’essentiel est ailleurs, ou nulle part. Dans la délicieuse insignifiance qui aplanit l’horizon romanesque ; l’écriture pose dans cet espace quelques personnages, « flous » eux-mêmes, et de petites choses qui envahissent. Ainsi, la première scène du roman est saturée, curieusement, par un dessert : « le gâteau, lui-même éventuellement mou, avec de la crème, à moins qu’il ne se fût agi d’une mousse, avec cette manie qu’ils ont tous maintenant de faire des mousses ». Plus loin, les pensées du narrateur circonviennent un panorama parisien, l’envisagent à l’infini, l’effleurent : « Je me suis demandé cette fois si ça m’intéressait d’avoir la Seine dans mes fenêtres, et je n’ai pas su, j’aurais eu besoin de parler à quelqu’un, je crois, à quelqu’un qui ait eu une opinion sur la Seine, sur l’intérêt de vivre avec une vue sur la Seine… »

Jean travaillant dans l’édition avec un auteur astrophysicien, son existence professionnelle se trouve ponctuée par l’irruption inattendue de la planète Saturne : « Tout était compliqué dans le système solaire, et au-delà aussi, bien sûr, et, comme il en était à Saturne et qu’il avait des soucis d’ordre privé, il bloquait sur Saturne, mais Saturne n’y était pas pour grand-chose. » La vie personnelle de Jean ne sera pas exempte de rebondissements et de drames, traités sur un mode identique : caresser l’existence, fluide, avec un désespoir, ou un non-espoir absolu qui n’empêche pas le sourire. Ecriture aérienne et, dans les douleurs mêmes, insoutenable légèreté d’une mousse littéraire.

« Moi, je préférais surmonter les choses. De toute façon, comme tout le monde, je n’avais pas le choix. Je croyais beaucoup à la distraction, à la lecture, au cinéma. La philosophie ne m’avait pas aidé. »

Concentré d’existence émulsifié, où le drame reste à la surface. Sans autre choix.

 

En ville, Christian Oster, Paris, Seuil, 2013.

Gwenaëlle Ledot.

Patrick Modiano, L’herbe des nuits

By admin, 28 octobre 2012 7:51

 

« Ah ! Que la vie est quotidienne…»[1]

 

Dans L’Herbe des nuits, le narrateur prend des notes. Précises, parcellaires ; essentielles et  énigmatiques, dans un petit carnet. Lieux, rues et quartiers parisiens : l’Unic Hôtel, les Gobelins, Jussieu, le Luxembourg. Il recense des rencontres de hasard : une femme nommée (peut-être) Dannie et un faux étudiant. Autant de silhouettes esquissées, puis reprises, redessinées, complétées au fil du roman, qui croisent des figures illustres et venues du passé. Car le narrateur tricote aussi des existences littéraires : Charles Cros, Tristan Corbière, Jeanne Duval sont l’autre mémoire parisienne.

Quand ? Peut-être en janvier… Les saisons comme les silhouettes se croisent et se confondent. La mémoire se noie dans une brume bleue, gouttelettes de souvenirs en pluie fine. On imagine Paris nocturne, sous les lampadaires incertains. Le narrateur à la recherche d’une femme, d’un temps recommencé, d’une lumière tremblotante. Une fenêtre éclairée, où peut-être quelqu’un vous attend. Peut-être pas, d’ailleurs.

Au milieu de cette brume bleue, il y a un crime, auquel on ne s’intéresse pas. Le narrateur, lui, note. Garde des preuves de l’existence des gens, des choses. Il y a eu cette femme autrefois, et il y a eu Paris. Quelques petits cailloux de souvenirs qui persistent, résistent, n’empêchant pas cette dilatation étonnante du temps et de l’espace. Un art de mémoire.

 

L’Herbe des nuits, Patrick Modiano, Paris, Gallimard, septembre 2012.

Gwenaëlle Ledot


[1] Jules Laforgue, Complainte sur certains ennuis.

Alexis Salatko, Le parieur

By admin, 20 octobre 2012 14:18

Jolie ma bouche et verts mes yeux.

  

« Absurde était le hasard qui nous avait réunis, et bien cruel le marionnettiste qui s’amusait à nous faire trébucher ». Le dernier roman d’Alexis Salatko se lit comme un écho lointain et persistant du mythique Salinger. Il y a là deux individus égarés, l’un et l’autre suicidaires. L’homme, Axel Ribolowski, se définit comme un artiste raté ; elle, Marie-Angélique, a des secrets. Leurs premiers mots échangés, entre la neige de décembre et la bruine du Cotentin, sont surréels.

« La rencontre d’une femme déprimée et d’un homme au bout du rouleau un soir de Noël… »

Cette rencontre initiale fait surgir quelques images autobiographiques et auto-référencées : un balcon au bord du vide, un tigre de papier et Horowitz… Vie et œuvre de Salatko. Jusqu’à sa rencontre fameuse avec le cinéaste Roman Polanski, qu’il met en scène.

L’auteur s’amuse de lui-même, comme « jeune romancier à succès», écrivain naïf en pleine ascension. L’artiste cherbourgeois qui voulait croire (et pouvait écrire sérieusement) que « le crachin c’est du soleil qui mouille ». Le texte aujourd’hui dessine la Normandie en vingt-deux nuances de gris. Un gris velours, gris iodé, où renaissent les brumes de Lessay et L’Ensorcelée, la silhouette de Barbey ; l’atmosphère fascinante et lourde du Cotentin.

Puis la mémoire de son père entraîne le roman de Salatko sur un versant policier, vacillant. L’essentiel est ailleurs, au bord du vide peut-être, où la vie et l’écriture doucement se mêlent.

 

Le parieur d’Alexis Salatko, Fayard, août 2012.

Gwenaëlle Ledot

 

Alexis Salatko, Céline’s band

18 juillet 2011 13:37

Plume non recommandable.

« Existe-t-il d’autres véritables réalisations de nos profonds tempéraments que la guerre et la maladie, ces deux infinis du cauchemar ?

La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné. » (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit )

Difficulté d’écrire Céline, d’écrire sur Céline. Haïr l’antisémite, le xénophobe, et célébrer le Voyage au bout de la nuit : « T’ouvres Le Voyage et t’es happé… En trois lignes, Céline est là, il s’adresse à toi, il te parle dans la tête, il s’introduit dans ton système nerveux, il te raconte son histoire qui devient ton histoire, si tu t’avises de lui résister, il t’écrase du talon… »

Alexis Salatko écrit Céline’s band, roman biographique captivant, sur une vie dévorée et errante. « Céline, es-tu là ? » Dans une existence vouée à l’écriture, retracer l’un des cercles de l’Enfer…

« L’écriture le rongeait. Au fond, il n’y avait que ça qui comptait, les mots, les visions qu’il portait sur le papier avec infiniment de patience et de souffrance, tournant le dos à tout ce qu’il aimait. »

Salatko devient chasseur d’apocalypses. Style étincelant au service d’une sombre épopée. Pose la question implacable, primaire : « Pourquoi Céline avait-il si mal tourné ? » Fouille la question lycéenne, naïve, lancinante : « Comment l’écrivain du vingtième siècle qui avait le mieux parlé de l’homme du vingtième siècle pouvait-il passer pour le pire des hommes ? »

Et martèle l’interrogation des lecteurs de Céline, devant l’horreur du pamphlet Bagatelle pour un massacre. L’incompréhension devant cette diatribe hallucinatoire et haineuse. Irrécupérable, irrattrapable.

Signe d’un mal d’époque ? Alliance hideuse et banale de la littérature et du Mal absolu :

« Ruée frénétique de l’art vers le giron totalitaire. Le surréalisme au service de la Révolution. Eluard chantant Staline en alexandrins. Aragon célébrant la Tcheka. Antonin Artaud dédiant ses Nouvelles Révélations à Hitler. »

La cécité idéologique des artistes : criminelle, impardonnable, humaine.

Accepter ce paradoxe ; le disséquer à l’infini, comme le fait Salatko. Le creuser et fouiller sa chair, au scalpel. Comme le faisait Céline :

« Quand on sera au bord du trou, faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes, et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. » (Voyage au bout de la nuit)

Alexis Salatko, Céline’s band. Editions Robert Laffont, mai 2011. 18 euros.

Gwenaëlle Ledot.

 

« Il est temps de lire Alexis Salatko. » (1)

 

Horowitz et mon père, chef-d’œuvre d’Alexis Salatko publié en 2006 chez Fayard, a été récompensé par le Prix Jean Freustié et le Grand Prix Littéraire de la ville de Caen. En 2008, l’auteur fait le choix d’un long récit, tout entier consacré aux fileurs d’or, moufletiers, marcheurs de pâtes et hommes de four : une fabrique de porcelaine en 1847. Ville de porcelaine, ville de bourbe, Limoges y apparaît, médiévale, laborieuse et alcoolisée. L’itinéraire de Marc Dubreuil nous est conté par sa fille China, dont l’histoire s’entrelace à la sienne. Une rencontre, qu’on dirait rêvée, avec Camille Corot change le destin de l’enfant chétif. Le peintre, « voleur d’ombre et de lumière », donne à Marc la force d’échapper à l’enfer de la tannerie et à son bourreau Sophocle, surnommé Le Cyclope : dernier avatar de tous les Rois des Aulnes qui parcourent en prédateurs l’œuvre de Salatko. « Le privilège des bâtards n’est-il pas de pouvoir se choisir un père parmi les hommes que le hasard place sur sa route ? »

Le monde terreux de Marc voit se détacher soudain la finesse des fils d’or. Initié aux couleurs des maîtres chinois et aux contrastes de Rembrandt, Marc affine son art et devient le « peintre-fleur ». Son épouse Luna se fait muse orientale, China à son tour convoque Botticelli et Ruysdael. Jusqu’à la « mort en pleine vie » de Marc Dubreuil, l’on voit Salatko poursuivre en trait filigrané sa rêverie maîtrisée sur la création, art et artisanat. « Harmonie des mouvements, expression de la réalité, concordance des tonalités, respect de la composition, copie des grands maîtres. » Fresque romanesque, dit-on ? Art poétique sans nul doute.

 

 

Alexis Salatko, China et la grande fabrique aux éditions Fayard, janvier 2008. 20 euros.

 

(1) Patrick Besson dans l’hebdomadaire Marianne, à propos du roman Horowitz et mon père, publié en 2006 chez Fayard.

Gwenaëlle Ledot

 

Barbe bleue, d’Amélie Nothomb

By admin, 22 août 2012 19:21

 

« A Amélie Nothomb.

… Oui, je sais, vous vous en fichez. »[1]

 

Don Elemirio Nibal y Milcar pourra-t-il rivaliser avec Prétextat Tach[2] ? Angoissante question qui saisit le lecteur assidu d’Amélie Nothomb en cette fin du mois d’août. « Un lecteur est un sac de phrases », écrit Charles Dantzig. Par les charmes de l’auteur fécond, le lecteur est devenu un sac de noms. Véritable Robert des noms propres.

Août 2012 : la nouvelle héroïne d’Amélie se nomme Saturnine Puissant. A vingt-cinq ans, elle est, selon son admirateur, belle comme une créature de Khnopff.

 

Des caresses, ou l’Art, ou le Sphinx, 1896, Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.

 

Don Elemirio lui propose une colocation à un prix modique, dans un univers luxueux : lit douillet, marbre chauffé, champagne à flots, cristal de Tolède.

Au milieu de tout ce luxe, il y a une chambre noire. Interdite parce que. Barbe bleue, donc. Saturnine prend un risque évident, celui de la littérature : il est contenu dans le titre. Risque d’y entrer par curiosité, comme toutes les femmes du conte, risque d’y entrer par distraction (ah bon ?), risque d’y entrer par goût. Du risque.

« Si vous entriez dans cette chambre, je le saurais et il vous en cuirait. »

Mais Saturnine le clame haut et fort : ce n’est pas son genre. La curiosité n’est pas le propre d’une Saturnine, pas plus que d’un Saturnin ou d’un Robert. Dont acte.

Le duel commence donc : Saturnine – jeune, mais pas naïve ; femme, mais pas curieuse ; belge, et non française, elle y tient - contre l’aristocrate espagnol. Don Elemirio semble un homme banal, de prime abord. Capable de cuisiner des omelettes intimidantes et des anguilles sous roche, mais tout de même. Paraît bien loin d’égaler Barbe bleue et Prétextat Tach.

La joute verbale qui s’engage, savoureuse, portera sur des sujets aussi divers que les mérites méconnus de l’Inquisition et l’hérésie du champagne rosé. L’essence théologique de l’œuf. La métaphysique du jaune. J’en passe, bien sûr.

Fil rouge du roman : Saturnine, incarnation de la sagesse humaine, peut-elle tomber amoureuse « d’un malade mental, d’un homme infatué, d’un être parfaitement biscornu ? » Voire d’un assassin ? … Il serait bien regrettable de se refuser un tel plaisir de lecture, surprenant et dense jusqu’à la dernière goutte : tout de savoureuse finesse, les mots pétillants d’Amélie Nothomb.

Barbe bleue, d’Amélie Nothomb, Albin Michel, août 2012.

Gwenaëlle Ledot.


[1] Extrait facétieux de Biographie de la faim, A. Nothomb, Albin Michel 2004.

[2] L’assassin d’Hygiène de l’assassin, premier roman d’A. Nothomb.

Liaison romaine, de Jacques-Pierre Amette

By admin, 14 juin 2012 12:52

Poétique de la carpe

 

Le dernier roman de Jacques-Pierre Amette est la petite histoire d’un journaliste : envoyé à Rome fin mars 2005, pour « savoir ce que pensaient les Romains de ce pape polonais. L’article de six mille signes environ devait donner l’ambiance de la ville, sa ferveur. »

L’écriture de l’article s’associe au voyage amoureux ; le journaliste est accompagné par Constance : elle-même reflet d’Italie, promesse de vie douce et d’enivrement… Glycine et rayons, poussière lumineuse, terrasses d’or deviennent le cadre idéal de la liaison romaine.

Eau tiède de Rome, mortifère : au-delà du « pétillement romain » subtilement peint par Amette, l’eau de vie devient marais, marécage. Si l’homme amoureux tente de posséder sa mystérieuse compagne, c’est encore et en vain… De l’importance de ne pas être constant.

Les reflets aquatiques se font ondoyants, obscurs. Un été chez Voltaire, autre roman d’Amette, se rappelle au souvenir nostalgique : « Elle baignait parfois dans le vide énigmatique du ciel, parfois grinçait, et pivotait sur un impalpable reflet. Elle pénétrait dans l’obscurité. Elle tournait sur les ondes, perdue dans les zones troubles d’un étang formant miroir. »

La thématique de l’eau porte donc son ambivalence. Que restera-t-il au journaliste ? La vacuité d’une gloire éphémère ? L’impuissance qui guette le don d’écrire ? Le mutisme possible et une menace sur l’amour.

Survit, simplement, une poétique des éléments. Ironie tranquille qui balaye toute vanité humaine :

« Il y avait autre chose, il y avait autre chose d’irréductible, de fidèle. La terre s’obstinait à durer et persévérer au-delà des regards humains. »

 

Liaison romaine, de Jacques-Pierre Amette, Paris, Albin Michel, mai 2012.

Gwenaëlle Ledot.

François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes

By admin, 16 avril 2012 9:54

Âmes envolées

 

L’écriture subtile de François Cheng est portée par le souffle puissant de l’épopée ; cette limpide polyphonie aura un titre chantant : Quand reviennent les âmes errantes. Au troisième siècle avant J.-C., l’ « Empereur inaugural », Zheng, réunifie la Chine et construit un vaste et nouveau royaume, régi par un ordre implacable.

« Orgueil, ambition, ivresse du pouvoir absolu, tout cela habite l’homme, le pousse à la folie. L’humain devient inhumain, et l’inhumain monstrueux. »

Dans le chaos et la guerre, dans l’assassinat et la torture, naît et croît le nouvel empire.

En pleine tourmente de l’histoire, trois êtres se rencontrent, se découvrent. Une valse d’amitié et d’amour emporte Chun-niang, la belle, « fine fleur de la terre du Nord » ; l’artiste, Gao Jian-Li, joueur de zhou et le guerrier Jing Ko.

Histoire d’amour et de mort, où François Cheng fait passer, fleur translucide, l’âme chinoise. Où l’auteur trace un roman comme une calligraphie. Où le lecteur pense comprendre, douce présomption, le Yin et le Yang, le dragon et le lotus, la montagne du Nord peut-être…

Livre comme un trait de plume, une porcelaine peinte. « Chante, Muse, la colère d’Achille… » Trois voix s’élèvent et deviennent prières face à la peur, et face au gouffre : l’élégance amoureuse de Chun-niang, le courage éperdu de Jing Ko, l’art sacrificiel de Jian-Li. Un chant ascensionnel aura le dernier mot.

Car si Chun-niang est seule, les âmes la rejoindront :

« En cette nuit terrestre, dans l’affreuse solitude, je vois : les âmes perdues seront étoiles filantes. Les âmes aimantes, elles, seront étoiles aimantantes et aimantées ; elles formeront constellation. »

Pari éternel et renouvelé du poète, du rhapsode ou du calligraphe : sur le limon, faire s’élever le chant des âmes. Point d’âmes errantes, finalement ; mais l’aspiration vers l’infini, par l’art, l’amour et l’amitié ; trois étoiles dans un autre ciel.

 

Quand reviennent les âmes errantes : drame à trois voix avec choeur, de François Cheng, éditions Albin Michel, avril 2012.

Gwenaëlle Ledot

Charles Dantzig, Dans un avion pour Caracas

By admin, 24 août 2011 13:03

« Le vaincu pleure ; quant au vainqueur, il est perdu. » [1]

 

 

Du plaisir, à chaque page… doit-il exister autre chose que le plaisir ? Dans un avion pour Caracas, de Charles Dantzig : roman pour oublier les grandes plaques d’ennui, les fâcheux et les dictateurs. Oublier le Venezuela et Hugo Chavez.

Phrases de Giono : « On ne va pas à Chichiliane. On irait, on y ferait quoi ? On ferait quoi à Chichiliane ? » [2] Chez Dantzig, on ne va pas non plus à Caracas. On en parle et on prend l’avion pour Caracas, mais on croit bien qu’on n’arrivera pas. Le roman s’envole et devient discours, léger et profond. Flèche de Zénon. L’avion pour Caracas affronte l’océan : une plaque bleue d’ennui.

 

Que faire à Caracas ? « Quand je pense que, au lieu d’en rapporter un grand reportage qui me vaudrait l’admiration de mes confrères, je vais chercher Xabi. » Ce narrateur bavard est l’ami et le biographe d’un écrivain célèbre nommé Xabi. Or, « Xabi s’est entiché de Chavez. Ou plutôt de l’idée d’écrire un portrait de lui. » S’est donc envolé pour le Venezuela. Etourdi.

Comme Xabi est le biographe de Chavez, le narrateur de Dantzig se fait le biographe du biographe :  « Je raconte un homme ». Le sujet est mince, mais qu’importe ? « Un écrivain qui n’a plus d’idée de forme se trouve un sujet ». Or, Dantzig n’a pas besoin de sujet, il a la forme.

 

Xabi est le double du narrateur (« Même taille. Même silhouette. Mêmes pensées, en gros. ») mais Xabi n’est pas le double de Chavez. Et il devra affronter en Amérique du Sud l’angoissante espèce des brutes rusées : « Un très inquiétant langage de brute rusée. Inaccessible au raisonnement, en effet. Inaccessible à autre chose qu’elle-même. Butée. Ça hait ce que ça ne comprend pas, et ça comprend peu. »

Le plaisir ? Ce qu’on goûte avant tout dans cette fausse biographie en marche : la réflexion et l’esprit.  Efficaces, toujours :

 « C’est la tactique des agresseurs. On les effleure de l’épaule dans la rue, et ils envahissent la Tchécoslovaquie. « J’ai été agressé ! »

Des citations éclosent le long du chemin, justes, inattendues ; colorées : Iggy Pop à la page 23 : « I’m the chairman of the bored.”  [3] Greta Garbo à la page 29 : « Je n’ai pas tellement fréquenté d’êtres humains, ces temps-ci. » Ils croisent un peu plus loin Sartre et Plutarque : bonne compagnie, dans cet avion qui n’arrive pas.

Et Racine, toujours : « Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces. » L’artiste accompagne l’artiste, dans une lutte éternelle contre l’informe…

Charles Danzig, Dans un avion pour Caracas, Grasset, août 2011.

 

Gwenaëlle Ledot.

  

[1] « Vers d’un oracle sibyllin cité par Plutarque dans les Vies parallèles », et placé en épigraphe du roman.

[2] Jean Giono, Un roi sans divertissement.

[3]Traduit par : « je suis le PDG des ennuyés » ; jeu de mots sur « bored / board »

 

Pourquoi lire ?

« La vie est très mal faite. On y rencontre sans arrêt des gens inutiles. »

Oui. Donc il s’agit de lire. Écrire. Oublier. Croquer. On goûte dans cet essai quelques scènes habiles et acides : la rencontre de Charles Dantzig avec une libraire ignare ; un dialogue avec un scénariste contempteur d’Albert Cohen ; la lecture pénible d’un best-seller mondial écrit avec du jus de navet.

S’il est plaisant de se moquer, il est surtout question ici de plaisir : feuilleter, butiner, faire son miel, revivifier. Un petit chemin à parcourir sous le vent tiède, un modeste soleil d’automne. L’on y cherche, avec l’auteur, une clairière : « la lumière intérieure commune à tous les hommes ».

Grand lecteur, Dantzig l’écrivain est en quête d’une prose dansante, légère et gracieuse. Ses phrases, pépites de l’esprit, empruntent volontiers aux grands maîtres : « N’ayant rien lu, le plus chétif talent nous était Pavarotti » La Fontaine ? Du Bellay ? Les plumes anciennes se ravivent au détour d’une phrase, comme un hommage élégant : « Je me demande si les Italiens, qui ont assez le goût de l’art… »

Marguerite Duras, dont il goûte assez les titres, Proust toujours retrouvé, et qu’il vénère… autant de silhouettes familières parcourent les pages de l’essai. Du chemin invariable de Kant jusqu’au « gueuloir » de Flaubert, Dantzig écrit son nom. Une petite respiration, la forme d’un monde informe, la structure d’un univers flasque, et qui nous échappe. Encyclopédie capricieuse, lecture indubitable.

Qu’est-ce alors que la lecture ? Que n’est-elle pas ? Elle ne change pas les hommes, ni ne les console. Elle ne fait pas les bons écrivains. Elle ne permet pas d’apprendre. Un beau livre décore, assurément, une table basse. Doit-on finir les livres ? Peut-on sauter des pages et faire des trous ? Doit-on relire Guibert, éviter Twilight ? Goûter les titres de Duras ? Dix heures et demie du soir en été. Le Ravissement de Lol V. Stein. Sans doute, sans doute.

On reconnaît, ravi, quelques citations. On est en bonne compagnie. On musarde, on picore des miettes de lecture. Et l’on dérobe quelques étincelles. « Une clairière où les fées dansent au chant des oiseaux-lyres » ? On s’interroge, à l’occasion : que répondrait Flaubert ? « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »  Mais retrouver la voix de Goethe, et la Lorelei une dernière fois. La parole des hommes et le chant des choses. Parce qu’un jour il s’éteindra.

« La lecture est cet instant d’éternité simultanément ressenti par quelques solitaires dans l’espace immatériel un peu bizarre qu’on pourrait appeler l’esprit. »

Pourquoi lire ? de Charles Dantzig. Paris, Grasset, septembre 2010, 249 pages, 19 euros.

 Gwenaëlle Ledot.

   Article paru dans le Normandie Magazine N°238 - septembre 2010. 

  

Des écrivains morts

 
« Un écrivain mort, ça n’est parfois plus qu’un lambeau de tissu pendant au crochet d’un très ancien scandale ». Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, article « Remy de Gourmont ».
Le Dictionnaire égoïste de la littérature de Charles Dantzig a été publié en 2005. C’est un délice pour tout amoureux ou curieux de la littérature, un (imposant) bijou couronné par le prix Décembre, le prix des lectrices de Elle, le prix de l’essai de l’Académie française, qui mérite d’être lu, relu et reconnu encore. Pour le plaisir, quelques sentences fulgurantes de Dantzig: « Lorenzaccio est un désordre qui n’est pas tellement un effet de l’art, Milady trop sec, Voyage au bout de la nuit trop gras, Le Piéton de Paris trop ordonné, Les Pléiades trop thèse, Candide trop antithèse. »
« Molière : Molière est une canaille. C’est Stendhal qui l’a dit. »
« La moitié de la gloire de Baudelaire vient, non de ses grands vers, mais de ce qu’il n’est jamais content. »
Irréductible à cette plaisante collection de mouvements d’humeur, l’ouvrage est d’un esprit fin et enlevé, littéraire mais jamais pédant, cultivé et accessible. Au-delà de la fantaisie et de la formule iconoclaste, c’est une culture immense, une passion qui ne l’est pas moins, et qui se partage. L’on y goûte l’écriture à la diable, le plaisir délicat de la rupture, de l’inattendue anacoluthe.

 


Ce Dictionnaire se trouve réactualisé en 2008 par la publication chez le même éditeur (Grasset) d’un autre ouvrage de Dantzig, celui-là consacré au seul Remy de Gourmont : Remy de Gourmont, Cher vieux daim ! (février 2008).
Le Normand Remy de Gourmont, dont le souvenir est lié à la ville de Coutances (1), co-fondateur du Mercure de France et chef de file du mouvement symboliste, est étrangement tombé dans l’oubli : reste une clinique, reste une rue, reste une mémoire locale. Son souvenir, comme le rappelle Dantzig, demeura longtemps attaché à un « très ancien scandale » : une déclaration provocatrice à la mode décadente, intitulée « Le Joujou patriotisme », et hâtivement interprétée par ses contemporains comme une détestation du pays. Scandale qui valut au jeune auteur en pleine ascension une renommée aussi rapide que sulfureuse.
Remy de Gourmont, auquel se voit donc appliquer cette savoureuse définition de l’écrivain mort, est l’un des meilleurs critiques de la Fin de siècle : années 1890-1900, « Époque subtile, tant amoureuse du relatif », pourrait-on écrire après Gide et avec Dantzig. L’existence de Remy de Gourmont s’écrit donc au cœur du symbolisme et de la Décadence. Un esprit, plus qu’une littérature. Une critique littéraire, plus qu’un roman. Cela tombe bien : Dantzig est lui aussi dans un entre-deux. Il se meut avec aisance entre les figures de l’époque, se remémore le culte de Wagner, et celui d’Isis, figure une tortue chez Des Esseintes, une araignée chez Rachilde, convoque les Masques… Gourmont, lui, oublie volontiers ce qu’on appelle parfois « la vraie vie », la sienne marquée par un lupus qui le défigure et enterre son existence mondaine. « La vie lui a été fastidieuse, il l’a volontiers délaissée. »
Dantzig veut rendre à César… Rendons à Dantzig ce qui lui appartient et exhortons le lecteur à parcourir avec gourmandise, à feuilleter gaiement, à faire son miel de l’excellent Dictionnaire et à redécouvrir l’œuvre de l’étonnant Normand Remy de Gourmont.

Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de la littérature française, Grasset, 2005, 968 p., 28 €.

Charles Dantzig, Remy de Gourmont, Cher vieux daim ! Grasset, février 2008, 238 p., 17 €.

(1) Voir l’article qui lui a été consacré par Jacques Mauvoisin dans Écrivains de Normandie (numéro spécial 2007 de Normandie Magazine).

Gwenaëlle Ledot

Article paru dans le Normandie Magazine N° 223, été 2008.

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