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Annie Ernaux, L’autre fille

By admin, 2 juillet 2011 17:51

« L’aimé c’est toujours l’Autre… »

 

 

 

« Dors : on t’aimera bien - L’aimé c’est toujours l’Autre…

 

Rêve : la plus aimée est toujours la plus loin. »   (Tristan Corbière, Les Amours jaunes)

 

 « Tu as toujours été morte. Tu es entrée morte dans ma vie l’été de mes dix ans. »

Annie Ernaux écrit une lettre fictive à sa sœur, l’enfant du ciel. Morte depuis deux ans et demi lorsqu’Annie est née. Celle qu’elle n’a jamais rencontrée. Rappelant Les Années, cet opuscule en forme de lettre fictive se fait l’écho d’une vie, entre les photos et les mots.

Un jour, la mère d’Annie se confie à une inconnue et révèle qu’elle a eu une autre fille, décédée très jeune. Récit fondateur qu’Annie, à dix ans, entend, écoute. Récit qui fige à jamais la vie d’un petit ange, canonisée par la mère : « Elle raconte qu’ils ont eu une autre fille que moi et qu’elle est morte de la diphtérie à six ans, avant la guerre, à Lillebonne. »  La fillette est morte « comme une petite sainte ». La mère se souvient qu’elle était « plus gentille que celle-là. »

Qui est « l’Autre » ?

« Morte et pure. Un mythe. »

Entre Annie et ses parents, il y a désormais l’Autre. L’autre fille. Celle, émergée du discours, qui reste l’ange, l’incomparable, l’incomparée. Il y aura à jamais ce spectre, une première fille parfaite. Plus gentille… Annie se sent « repoussée dans l’ombre tandis qu’elle plane tout en haut dans la lumière éternelle. »

« La réalité est affaire de mots, système d’exclusions. Plus/Moins. Ou/Et. Avant/Après. Etre ou ne pas être. La vie ou la mort. »

Qui devient l’Autre ?

Annie, à son tour, devient l’Autre de sa sœur. Repoussée du côté de la terre, de l’humain, de l’imparfait. Double insuffisant de la petite martyre. Annie, symboliquement tuée par les mots, par le récit de sa mère : « un récit clos, définitif, inaltérable, qui te fait vivre et mourir comme une sainte […] Le récit qui profère la vérité et m’exclut. »

« Je ne leur reproche rien. Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. »

Plus tard, l’écriture va inverser les destins : œuf de perfection était ce récit, où la sœur est née et morte. L’écriture d’Annie Ernaux va créer une autre bulle, faisant d’elle-même, enfant sombre, le vecteur de l’art. L’écrivain.

 Pour une sœur défunte qui s’abîme dans l’ineffable, et renaît par le pouvoir des mots.

L’autre fille, d’Annie Ernaux, éditions NiL, avril 2011.

 

Gwenaëlle Ledot. 

 

Les Années
par Anni
e Ernaux

 

le temps palimpseste

L’entreprise d’Annie Ernaux atteint dans un précédent ouvrage un aboutissement : aller au-delà des béances du temps. Défier l’oubli, pas en son nom propre, mais au nom de tous, de toutes. Le destin d’une femme, des années 1940 jusqu’en 2007, est l’objet d’un long travail de mémoire, d’écriture de la mémoire ; quelques photographies, non reproduites, rythment le temps d’une vie.

L’enfance, couleur sépia, nous est narrée sans afféterie : la petite fille est née à Lillebonne dans une époque âpre. La langue de l’enfance normande est « un français écorché, mêlé de patois » et émaillé de rudes maximes : « La vie te dressera », « Il aurait fait bon répondre », « On aura bien le temps de mourir, allez ! » Les parents, les anciens transmettent la résignation, l’acceptation de son sort, la limitation du désir et de l’espace : « On vivait dans la rareté de tout », « On vivait dans la proximité de la merde. Elle faisait rire. »

Les récits d’une époque sombre, « pleins de morts et de violence, de destruction » faits par les vieux aux enfants d’ « après », les repas familiaux qui réchauffent et les refrains d’époque : Fleur de Paris et L’Hirondelle du faubourg… images sonores de ces années où le cours des choses est lent, où l’on meurt « de mal », où peu à peu, tout doucement, perce la nouveauté.

Vient alors le temps des « chics types » et des « filles bien, claires et droites » : la sagesse veut que l’on fortifie la jeunesse ; il s’agit de « l’endurcir physiquement », de la maintenir à l’écart des pièges de la paresse, de l’immoralité… Annie est de cette génération, mais elle est déjà loin aussi : sûre d’une autre vérité, éprise de littérature, assoiffée de liberté.

Soudain, le corps est là, malmené. « Le désastre féminin », dénoncé dans L’Événement ou Les Armoires vides, s’étale : l’avortement clandestin dans les années 1960, puis l’aliénation sournoise et étrangement recommencée de la femme moderne.

La peinture de l’époque est d’une telle acuité, sans nostalgie ni fard, qu’elle fait inévitablement souffrir. Le « je » fait place à un « elle » qui se mêle au « on ». Nous sommes maintenant à la frontière du collectif et de l’individuel, à la jointure de l’histoire et de la littérature. Les caddies de supermarché deviennent sociologie, les conversations familiales se font politiques et nihilistes. Annie est grand-mère maintenant. C’est une nouvelle époque, dite « de consommation » ; « il fallait que la merde et la mort soient invisibles ».

Des photos de famille il y a la suggestion : des enfants chéris, mais étrangement lointains et Annie toujours, accompagnée de son chat, décrit comme « un chat noir et blanc de l’espèce la plus répandue ».
Cette lecture submerge bien vite : d’émotion, de reconnaissance et de vérité. Une vérité qu’Annie Ernaux n’a cessé de traquer de livre en livre, de roman en autofiction, portée par une écriture dépouillée, sobre, dite « au couteau ». Si la perfection est sous nos yeux, c’est qu’elle est soutenue par l’urgence& : sauver la lumière des visages évanouis ; les mots de réconfort perdus ; les refrains et les rires envolés.

Puis le chat d’Annie, décrit toujours comme « d’espèce commune », reçoit une piqûre : le petit chat qui meurt n’est pas de comédie. On devine à travers lui l’acceptation, la solitude ; on comprend étrangement son « enfouissement », et c’est pour Annie que l’on pleure. 

Gwenaëlle Ledot

 

La représentation de la vie psychique dans l’œuvre d’Annie Ernaux: le Journal du dehors.

 

 

Un commentaire pour “Annie Ernaux, L’autre fille”

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