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Posts tagged: camille laurens

Camille Laurens, Celle que vous croyez

By admin, 9 mai 2016 15:12

Humus

Le lieu initial est un hôpital psychiatrique, où Claire, l’une des narratrices, s’entretient avec un médecin. C’est cette conversation que retranscrit la majeure partie du roman. Cependant l’agencement du récit, un brin facétieux, met en scène plusieurs protagonistes dont l’identité et l’histoire sont mouvantes ; leurs parcours incertains se partagent entre celle qui vit et celle qui écrit, celle qui regarde et celle qui souffre, masques multiples et avatars d’une même âme. Celle que vous croyez ?

Ce sera donc l’histoire d’une femme et de son malheur, l’histoire de toutes les femmes et leur malheur commun, l’Insupportable d’un asservissement jamais démenti ; certainement, le « désastre féminin » (1) que décrivait un autre grand auteur français contemporain. Mais le constat fait place à l’émanation d’une folie individuelle, parfois vertigineuse et violente, parfois valse mélancolique ; celle qui, prise à la loupe, ouvre sur les nuances universelles du malheur.

Être folle ? Ce que c’est qu’être folle ? Vous me le demandez ? C’est vous qui me le demandez ?

C’est voir le monde comme il est. Fumer la vie sans filtre. S’empoisonner à même la source.” (2)

L’obsession amoureuse qui devient progressivement l’objet de ces pages n’est qu’une manière parmi d’autres d’accéder à un état d’hyperlucidité ; celui qui nous fera saisir, conjointement, la force de la vie et son anéantissement.


“Elle s’était transformée en attente. Elle attendait, elle était entièrement occupée à cela : attendre. Qu’est-ce qu’elle attendait ? Rien, justement. Elle attendait un mort, qu’il revienne, elle attendait l’amour, qu’il arrive, elle attendait le pardon, qu’il lui soit donné ? […]

L’attente était devenue son être, l’attente avait dissous l’objet de l’attente. Elle était statufiée dans cette posture, un deux trois soleil éternel, Pénélope sans prétendants, Pénélope sans retour d’Ulysse, mais qui s’obstine à défaire la vie qu’elle pourrait vivre.” (3)

La plongée d’un personnage dans la folie est indissociable de sa noyade dans les mots ou dans le désir. « Les livres sont faits de ces souvenirs qui s’entassent comme les feuilles d’arbre deviennent la terre. Des pages d’humus. » Le texte naît à partir d’autres textes – comment pourrait-il en être autrement ? - et aspire pour s’en nourrir le grand chagrin de Claire ou de Camille. Les narratrices absorbent, pour l’écriture, l’amertume du désir et de la perte. Le récit fantasmatique et brumeux qui en émerge, kaléidoscopique, est une pâte à papier, remâchant le grand malheur de toute vie.


Camille Laurens, Celle que vous croyez, Gallimard, 2016.

Gwenaëlle Ledot.
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(1) Annie Ernaux.

(2) Celle que vous croyez, page 69.

(3) Ibid., p. 111.

Camille Laurens, Les fiancées du Diable. Enquête sur les femmes terrifiantes

By admin, 9 mai 2012 16:11

Noli me tangere.

 

 

Une problématique universelle portée par Camille Laurens se déploie dans ce flamboyant ouvrage d’art et d’histoire : l’éternel féminin, en origine du monde et origine du mal ?  Une interrogation déclinée sous forme picturale et littéraire, de l’Antiquité au vingt-et-unième siècle : d’Eve à Lilith, projections fantasmatiques et provocations existentielles questionnent naissance, mort, destinée humaine :

« La Femme ?

J’en sors,

La mort

Dans l’âme… »[1]

 

Fin de siècle et peinture décadente multiplient les provocations : femme-serpent (de Franz von Stück), femme chauve-souris (Pénot), femme-araignée (Kubin). L’horreur du féminin, à son comble, a rarement été aussi explicite : le danger est palpable, mis en images et en mots. Les mystères supposés et les menaces sourdes sont métaphorisés et peints : allégories de Félicien Rops, sonnets de Baudelaire façonnent une créature projetée par le désir, captivante et mortifère.

L’enquête de Camille Laurens requiert de croiser Simone de Beauvoir aussi bien que Freud ou Virginie Despentes : comment expliquer ce rapprochement peint, écrit, sculpté, entre la femme et l’élément primitif ? L’être animal ainsi associé au féminin semble « hanter l’imaginaire et les représentations depuis l’Antiquité, et ses avatars sont innombrables ».

Judith et Salomé entrent dans une danse séduisante et macabre. Puis Dalila, Circé, Morgane. Femme-sirène chez Chagall. Sabbat des sorcières chez Goya. La fille terrifiée devenue femme terrifiante, stigmatisée par une peur ancestrale et un rejet primitif. La danse continue : de Mérimée à Bukowski, la femme est ensorceleuse, et l’ensorceleuse vouée à la mort.

« L’homme se défend contre la femme en tant qu’elle est source confuse du monde et trouble devenir organique. » résume Simone de Beauvoir.

Captivants trésors iconographiques, enchantement irrésitible de formes et de couleurs, qui cachent une vraie misère idéologique : identification hâtive de ce qui peut être « l’Autre » (Autre de l’homme ? Autre de l’humain ?), rejet, angoisse et condamnation.

 

Les Fiancées du Diable. Enquête sur les femmes terrifiantes, de Camille Laurens. Editions du Toucan, 2011.

 

 [1] Jules Laforgue

Gwenaëlle Ledot



[1] Jules Laforgue

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