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Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez !

By admin, 2 février 2010 14:37

Je vois Satan tomber comme l’éclair

« Nul n’est à l’abri de l’abominable. Nous sommes tous capables du pire ! » : la quatrième de couverture donne le ton du dernier roman de Jean Teulé, et pose sans suspens la question centrale du roman : pourquoi ? Pourquoi ce déchaînement barbare, insensé, gratuit ?

La trame, nous la connaissons tous : l’auteur s’est inspiré d’une anecdote historique, ancrée dans le Périgord du dix-neuvième siècle. Un jeune noble apprécié de tous, Alain de Monéys, se rend au village de Hautefaye, à quelques kilomètres de chez lui, où il se plaît et où il n’a que des amis : « Une bien belle journée ! » Quelques heures plus tard, sur la base d’un malentendu prétexte, les villageois l’auront battu, torturé, brûlé vif… et mangé. Horreur absolue que Jean Teulé ne va pas nous épargner : les lecteurs sensibles devront s’abstenir. Pas à pas, chapitre par chapitre, lieu par lieu, le chemin de croix d’Alain de Monéys nous est décrit, inéluctable. L’horreur se fait grandissante, presque grand-guignolesque. Le lecteur est partagé entre un écœurement fasciné, une légitime admiration pour la maestria de l’auteur, et la crainte du voyeurisme rampant…Les obsessions littéraires de Teulé, perceptibles depuis Villon et Verlaine, trouvent un chemin d’expansion : le cannibalisme, la torture, le sadisme. Mais elles sont servies par un style magistral qui jongle entre l’épure et le baroque, la sobriété et l’excès. Teulé semble traquer par son questionnement barbare les confins de l’âme humaine, sans jamais en percer le mystère de noirceur.Il serait injuste et facile de reprocher à Teulé, comme on l’a souvent fait, la gratuité de l’horreur, tant le récit parvient, par sa violence même, à poser de bonnes questions. Peu importe que celles-ci ne trouvent pas de réponses définitives. Les pistes d’explicitation à ce déferlement de haine sont, une à une, esquissées, puis balayées: xénophobie et climat guerrier (Alain est pris pour un Prussien), misère sociale, superstition (les paysans redoutent « le lébérou »), hystérie collective… De façon éclairante, Jean Teulé cite un essai de René Girard sur Le Bouc-émissaire. Cependant, aucune explication rationnelle ne parvient à rendre compte de la folie meurtrière et barbare. Le procès du village-criminel est à cet égard édifiant, et les paroles des coupables font frissonner : « J’ai perdu la raison », « Je me suis laissé entraîner », « Fallait-il qu’on soit tous perdus… »Je vois Satan tomber comme l’éclair est le titre d’un autre ouvrage de René Girard : au-delà de la psychologie des foules, qui fascine et questionne sans relâche l’œuvre de Teulé, le mystère du Mal humain reste entier.

Mangez-le si vous voulez, de Jean Teulé, éditions Julliard, mai 2009, 131 pages, 17 €.

Gwenaëlle Ledot

Article paru dans le Normandie Magazine N° 230 Eté 2009           

 

 

 

 

 

Revue Eclipses

By admin, 2 février 2010 11:52

« Éclipses », en quête fantastique

L’équipe caennaise emmenée par Youri Deschamps, Yann Calvet, David Vasse et Jérôme Lauté a fait un beau chemin : le fanzine Éclipses, né en 1994 à l’initiative d’étudiants en arts du spectacle de l’Université de Caen, connaît maintenant une diffusion nationale, et voit ses choix rédactionnels salués par les médias, de France Culture aux Inrockuptibles.

Depuis 2000, la diffusion d’Éclipses est en effet semestrielle (parution en octobre et février) et monographique: chaque numéro est consacré à un cinéaste, un thème, un motif ou, plus généralement, une question d’esthétique posée par le cinéma contemporain. Citons, parmi les plus récentes parutions, Francis Ford Coppola : spleen et idéal et Jean-Pierre Melville, de solitude et de nuit (numéro 44).

Le numéro 45, paru fin 2009, est consacré à l’œuvre éminemment poétique et fantastique du réalisateur japonais Hayao Miyazaki, maître de l’animation dont on connaît les inoubliables Princesse Mononoké, Porco Rosso, Le Voyage de Chihiro

La couverture de ce spécial Miyazaki, flamboyante, laisse place à l’éditorial de Jérôme Lauté et Yann Calvet, qui tracent d’une plume subtile et efficace le parcours d’un génie de l’animation : genèse de L’Enfance de l’art. On sait que Mon Voisin Totoro fut un véritable phénomène de société au Japon ; quant à l’audience internationale, consacrée par un « Ours d’or » à Berlin en 2002 (pour Le Voyage de Chihiro), elle ne cessera de croître, portée notamment par Le Château ambulant en 2004 et Ponyo sur la falaise en 2008.

Le portrait, complété par Stéphane Le Roux, s’efface pour laisser paraître de foisonnantes perspectives sur l’œuvre du réalisateur : l’influence du Shintô (religion traditionnelle du Japon) est explorée par Blaise Zagalia. Quelques références filigranées sont mises en lumière par Jérôme Lauté et Sophie de la Serre: silhouettes de Jonathan Swift et Paul Grimault pour Le Château dans le ciel, écho d’Alice au pays des merveilles dans Le Voyage de Chihiro.

Plus loin, l’histoire japonaise et les événements traumatiques liés à la Seconde Guerre mondiale convoquent, sous la plume de Michaël Delavaud, les thématiques croisées de la destruction et de la renaissance, l’avènement finalement espéré d’une « apocalypse verte ».

Du bestiaire de Miyazaki, on retiendra, via une exploration minutieuse des structures de l’imaginaire, le très fascinant « devenir-poulpe » (Florent Barrère) ; mais encore les mouvements et métamorphoses d’un corps bouleversé (S. E. Ségura, J.-P. Engélibert), qui passe par le gluant, la plasticité, le fluide. Quant aux relations complexes qu’entretiennent l’œuvre du maître Miyazaki et celle de son fils Goro, réalisateur des Contes de Terremer, elles projettent un éclairage nouveau sur la symbolique de Ponyo.

Enfin, la lecture de l’univers féminin, matriarcal, mis en place par Miyazaki laisse entrevoir quelques-unes des ambiguïtés propres à l’œuvre. Ainsi, la survalorisation du féminin et l’infantilisation des figures masculines s’accompagnent d’une étonnante problématique soulevée par Myriam Villain: l’enfermement du Fils éternel dans une relation œdipienne.

C’est à regret que l’on quitte la dernière page de cette exploration approfondie (et richement illustrée) de l’univers de Miyazaki… dans l’envie irrésistible de retrouver vite, très vite, Ponyo, Sophie, Hauru, Chihiro : autant de figures inoubliables, nées d’un imaginaire finalement universel.

Éclipses numéro 45 : Hayao Miyazaki, l’enfance de l’art. Volume dirigé par Yann Calvet et Jérôme Lauté (rédacteur en chef : Youri Deschamps). Format 16 x 23 cm, 140 pages. 10 €.
À paraître (numéros 46 et 47) : Douglas Sirk et Quentin Tarantino.

Gwenaëlle Ledot

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