Sagesse éclectique

L’art difficile de ne presque rien faire, de Denis Grozdanovitch, n’est pas un nouvel hymne à la paresse au bureau. L’oisiveté dont il entretient son lecteur est un art contemplatif, difficile et profond. L’auteur s’efface devant le bruit du monde, le murmure de l’autre, les quelques pistes d’espérance. Le parcours de l’auteur-honnête homme est étonnant : champion de tennis, champion d’échecs, auteur de nombreux ouvrages salués par la critique (son Petit Traité de désinvolture a reçu le prix de la Société des gens de lettres en 2002), « Grozda » s’est fait un art des dissertations profondes et légères sur le tout et le rien, l’existence, le plaisir et le déplaisir de vivre. Il semble ainsi chercher la Voie, un chemin personnel inspiré des philosophies ou religions orientales, au premier rang desquelles le taoïsme. Il laisse résonner en lui la félicité du souvenir comme l’indignation devant le mal quotidien. Avec une humilité d’écriture non feinte, une érudition vertigineuse et une sensibilité universelle : capter l’air du temps, le vent, les feuilles mortes et les âmes mortes. Il chemine en bonne compagnie puisque Gourmont, Lorrain, Tchékhov ou Sebald l’accompagnent. Humanisme sans frontières, humanité, humilité: l’époque nous intime, comme une leçon de vie, de (re)découvrir l’univers Grozdanovitch.

L’art difficile de ne presque rien faire, de Denis Grozdanovitch, éditions Denoël, février 2009, 333 p., 20 €.
Gwenaëlle Ledot.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Le dernier roman de Didier Decoin est un aboutissement romanesque autant qu’un immense succès : la vie d’une femme s’inscrit, tragique, dans une réflexion humaniste. À ce titre, l’héroïne, Kitty, prend place près de Babe Ozouf et Sarah MacNeill, silhouettes pérennes dans les mémoires des lecteurs (1).Le roman s’inspire d’un fait divers. Mars 1964 : quelques mois après l’assassinat de JFK, Kitty Genovese meurt poignardée dans le Queens. Dix-sept plaies et une lente agonie. Ce n’est pas la mort sordide d’une très jeune femme qui retient l’attention des journalistes du New York Times, mais la présence physique et l’absence morale des témoins : trente-huit habitants de l’immeuble ont entendu les cris de détresse de leur voisine, et son martyre de trente minutes. Ils n’ont pas appelé la police.L’auteur ne connaît pas le pathos ; le style est épuré et minimaliste. Le roman, àl’issue connue, fait l’effet du meilleur polar. Les points de vue croisés tissent les destins, une tragédie grecque est en marche. Mais aucun dieu n’aurait pu sauver ni condamner Kitty ; son sort dépend des humains, et c’est à ce moment que les humains manquent aussi. Citation d’Einstein en épilogue : « Le monde est un endroit redoutable. Non pas tant à cause de ceux qui font le mal qu’à cause de ceux qui voient ce mal et ne font rien pour l’empêcher. »Au-delà de l’étude psychologique et la « dilution » de la responsabilité, Decoin pose des questions éternelles et nécessaires. La meilleurefiction au service d’une profonde humanité.« Ce fut […] au petit jour que dans ton cœur un dragon plongea son couteau. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » (2)
Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Didier Decoin, Grasset, février 2009, 227 pages, 17,90 €.(1) Les Trois Vies de Babe Ozouf et La Promeneuse d’oiseaux. Voir la notice consacrée à Didier Decoin dans Écrivains de Normandie, numéro spécial de Normandie Magazine, 2007 : « Celui qui aimait la tempête ».(2) Louis Aragon, cité par Didier Decoin en épigraphe du roman.
Gwenaëlle Ledot
Article paru dans le Normandie Magazine ° 229, mai-juin 2009. 