Les voix du GPS
Les voix (voies ?) du GPS sont impénétrables : un sage chinois, maître Kong, découvre un jour sur son écran des coordonnées mystérieuses : latitude et longitude du sanctuaire de Toulanka. Cet appel aussi énigmatique qu’inattendu le convainc et il décide de rejoindre ce monastère tibétain. D’autres sont appelés : une philosophe néerlandaise, une mystique hindoue, un rabbin kabbaliste juif, un maître soufi musulman, une femme chamane, un moine chrétien, un maître du Tibet… Huit sages, représentants des principales traditions philosophiques et des grands courants spirituels du monde sont ainsi réunis.
Frédéric Lenoir n’avance pas masqué : de la part du philosophe, historien des religions, on s’attend à une fable, des paraboles, un petit vadémécum de sagesse pour les nuls… Ce que le titre du chapitre 4 semble confirmer, façon conte philosophique : « Une source, un éléphant et une montagne ».
L’intuition d’une source commune s’impose à eux : celle de la vie et de l’amour. A partir de ce commun identifié, les sages développent deux images illustrant leur quête : l’éléphant symbolise la fragmentation possible de la sagesse universelle. La montagne montre l’importance de la quête elle-même : c’est le cheminement qui compte, non le point d’arrivée. Convaincant.
Quelques songes terrifiants catalysent l’énergie spirituelle des huit sages et leur permettent d’identifier clairement le but : « formuler ensemble les fondements universels de la sagesse » (assorti d’ailleurs d’une gageure : « dépasser nos différences »).
On demeure en revanche surpris (déçu ?) par la représentation de la pensée laïque : la philosophe qui censément la porte est spinoziste, ce qui donnera : « Dieu se confond avec la Nature. […] Il est une force impersonnelle qui demeure en tout être et apporte son harmonie au monde. » Aïe ! Dieu si vite de retour ? Plus loin il sera question de « l’énergie spirituelle qui maintient en harmonie la Nature ». Hem ! Laïcité molle, à tout le moins…
Cet obstacle digéré, le reste coule de source, et se lit avec grand plaisir. Impression délicieuse de syncrétisme où l’on retrouve, sur le chemin : « Deviens ce que tu es » (mais qui a dit… ?) « Tout dans le monde est soumis au changement. » (qui encore ?) « On ne naît pas libre, on le devient. ». « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse… »
Sept points principaux seront développés, qui résument « l’essentiel de la sagesse humaine ». Apprendre à vivre est nécessaire, car « nous sommes seuls, nous sommes nés seuls et nous mourrons seuls… » Par la voix des sages on rencontrera Socrate, Héraclite, Bouddha… On est en bonne compagnie, et Frédéric Lenoir un narrateur fort plaisant. Idées fortes, nécessaires. Anecdotes souriantes et judicieuses. Humanisme chaleureux.
Ce petit trésor ainsi rassemblé, de manière digeste, demeure jusqu’à la fin un vrai plaisir de lecture. Séduisant quand on ne l’attend pas, dans ses questionnements incarnés : et continuer à espérer lorsqu’on a tout perdu.
L’âme du monde, de Frédéric Lenoir, éditions Nil, mai 2012.
Gwenaëlle Ledot.

« L’aimé c’est toujours l’Autre… »
« Dors : on t’aimera bien - L’aimé c’est toujours l’Autre…
Rêve : la plus aimée est toujours la plus loin. » (Tristan Corbière, Les Amours jaunes)
« Tu as toujours été morte. Tu es entrée morte dans ma vie l’été de mes dix ans. »
Annie Ernaux écrit une lettre fictive à sa sœur, l’enfant du ciel. Morte depuis deux ans et demi lorsqu’Annie est née. Celle qu’elle n’a jamais rencontrée. Rappelant Les Années, cet opuscule en forme de lettre fictive se fait l’écho d’une vie, entre les photos et les mots.
Un jour, la mère d’Annie se confie à une inconnue et révèle qu’elle a eu une autre fille, décédée très jeune. Récit fondateur qu’Annie, à dix ans, entend, écoute. Récit qui fige à jamais la vie d’un petit ange, canonisée par la mère : « Elle raconte qu’ils ont eu une autre fille que moi et qu’elle est morte de la diphtérie à six ans, avant la guerre, à Lillebonne. » La fillette est morte « comme une petite sainte ». La mère se souvient qu’elle était « plus gentille que celle-là. »
Qui est « l’Autre » ?
« Morte et pure. Un mythe. »
Entre Annie et ses parents, il y a désormais l’Autre. L’autre fille. Celle, émergée du discours, qui reste l’ange, l’incomparable, l’incomparée. Il y aura à jamais ce spectre, une première fille parfaite. Plus gentille… Annie se sent « repoussée dans l’ombre tandis qu’elle plane tout en haut dans la lumière éternelle. »
« La réalité est affaire de mots, système d’exclusions. Plus/Moins. Ou/Et. Avant/Après. Etre ou ne pas être. La vie ou la mort. »
Qui devient l’Autre ?
Annie, à son tour, devient l’Autre de sa sœur. Repoussée du côté de la terre, de l’humain, de l’imparfait. Double insuffisant de la petite martyre. Annie, symboliquement tuée par les mots, par le récit de sa mère : « un récit clos, définitif, inaltérable, qui te fait vivre et mourir comme une sainte […] Le récit qui profère la vérité et m’exclut. »
« Je ne leur reproche rien. Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. »
Plus tard, l’écriture va inverser les destins : œuf de perfection était ce récit, où la sœur est née et morte. L’écriture d’Annie Ernaux va créer une autre bulle, faisant d’elle-même, enfant sombre, le vecteur de l’art. L’écrivain.
Pour une sœur défunte qui s’abîme dans l’ineffable, et renaît par le pouvoir des mots.
L’autre fille, d’Annie Ernaux, éditions NiL, avril 2011.
Gwenaëlle Ledot.
Les Années
par Anni
e Ernaux
le temps palimpseste
L’entreprise d’Annie Ernaux atteint dans un précédent ouvrage un aboutissement : aller au-delà des béances du temps. Défier l’oubli, pas en son nom propre, mais au nom de tous, de toutes. Le destin d’une femme, des années 1940 jusqu’en 2007, est l’objet d’un long travail de mémoire, d’écriture de la mémoire ; quelques photographies, non reproduites, rythment le temps d’une vie.
L’enfance, couleur sépia, nous est narrée sans afféterie : la petite fille est née à Lillebonne dans une époque âpre. La langue de l’enfance normande est « un français écorché, mêlé de patois » et émaillé de rudes maximes : « La vie te dressera », « Il aurait fait bon répondre », « On aura bien le temps de mourir, allez ! » Les parents, les anciens transmettent la résignation, l’acceptation de son sort, la limitation du désir et de l’espace : « On vivait dans la rareté de tout », « On vivait dans la proximité de la merde. Elle faisait rire. »
Les récits d’une époque sombre, « pleins de morts et de violence, de destruction » faits par les vieux aux enfants d’ « après », les repas familiaux qui réchauffent et les refrains d’époque : Fleur de Paris et L’Hirondelle du faubourg… images sonores de ces années où le cours des choses est lent, où l’on meurt « de mal », où peu à peu, tout doucement, perce la nouveauté.
Vient alors le temps des « chics types » et des « filles bien, claires et droites » : la sagesse veut que l’on fortifie la jeunesse ; il s’agit de « l’endurcir physiquement », de la maintenir à l’écart des pièges de la paresse, de l’immoralité… Annie est de cette génération, mais elle est déjà loin aussi : sûre d’une autre vérité, éprise de littérature, assoiffée de liberté.
Soudain, le corps est là, malmené. « Le désastre féminin », dénoncé dans L’Événement ou Les Armoires vides, s’étale : l’avortement clandestin dans les années 1960, puis l’aliénation sournoise et étrangement recommencée de la femme moderne.
La peinture de l’époque est d’une telle acuité, sans nostalgie ni fard, qu’elle fait inévitablement souffrir. Le « je » fait place à un « elle » qui se mêle au « on ». Nous sommes maintenant à la frontière du collectif et de l’individuel, à la jointure de l’histoire et de la littérature. Les caddies de supermarché deviennent sociologie, les conversations familiales se font politiques et nihilistes. Annie est grand-mère maintenant. C’est une nouvelle époque, dite « de consommation » ; « il fallait que la merde et la mort soient invisibles ».
Des photos de famille il y a la suggestion : des enfants chéris, mais étrangement lointains et Annie toujours, accompagnée de son chat, décrit comme « un chat noir et blanc de l’espèce la plus répandue ».
Cette lecture submerge bien vite : d’émotion, de reconnaissance et de vérité. Une vérité qu’Annie Ernaux n’a cessé de traquer de livre en livre, de roman en autofiction, portée par une écriture dépouillée, sobre, dite « au couteau ». Si la perfection est sous nos yeux, c’est qu’elle est soutenue par l’urgence& : sauver la lumière des visages évanouis ; les mots de réconfort perdus ; les refrains et les rires envolés.
Puis le chat d’Annie, décrit toujours comme « d’espèce commune », reçoit une piqûre : le petit chat qui meurt n’est pas de comédie. On devine à travers lui l’acceptation, la solitude ; on comprend étrangement son « enfouissement », et c’est pour Annie que l’on pleure.
Gwenaëlle Ledot
« Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates »

Un nom improbable pour un succès mérité : The Guernsey Literary and Potatoe Peel Pie Society a vu son titre français tronqué (il faudrait, plus littéralement, comprendre : Le cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de patates de Guernesey). Le roman, écrit à quatre mains, est l’œuvre de Mary Ann Shaffer, bibliothécaire américaine, et de sa nièce Annie Barrows, auteur de littérature de jeunesse.
Ce récit épistolaire met en scène la très attachante Juliet, elle-même écrivain, qui découvre le passé perdu de l’île anglo-normande : le temps de l’Occupation allemande, temps des souffrances et des doutes qui voit naître un horizon inattendu de courage et d’amour. L’histoire est celle d’un groupe passablement hétéroclite (« un chiffonnier, un aliéniste déchu qui boit trop, un porcher bègue, un valet de pied qui se prend pour un lord…»), qui, sous couvert de littérature, se réunira pour partager quelques dîners à la barbe de l’occupant.
L’ensemble donne lieu à un propos rafraîchissant sur l’amour de la lecture; les expériences du livre qui se partagent émeuvent et surprennent: celle de Clovis (« Il m’a donné à lire un livre d’un certain Catulle »), d’Eben Ramsey (« J’en suis venu à comprendre que messieurs Dickens et Wordsworth pensaient à des hommes comme moi en écrivant »), ou encore de John Booker (« Je n’ai lu et relu qu’un seul livre: les Lettres de Sénèque traduites du latin, en un seul tome avec appendice. »)
Tout cela ne donne encore qu’une idée bien limitée de ce grand succès romanesque : Juliet, qui porte le roman,rappelle irrésistiblement les héroïnes de Jane Austen ou des sœurs Brontë. Le roman est dans le sillage implicite des grands auteurs de langue anglaise, de Charles Lamb à Oscar Wilde. Il proclame jusqu’à la fin l’amour de la littérature, bercé par les flots de Guernesey : « Le soleil couchant borde les nuages d’un or luminescent et la mer gémit au bas des falaises. Quand je me suis levée, ce matin la mer semblait pleine de piécettes d’or. Et, maintenant, on la croirait recouverte de dépôts de citron. »
Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, Mary Ann Shaffer et Annie Barrows, Nil éditions, avril 2009, 391 p., 19 €.
Gwénaëlle Ledot.
Article paru dans le Normandie Magazine N° 232 Novembre-Décembre 2009