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Christian Bobin, L’homme-joie
Captation
Au cœur de ce livre, il y a des pages bleues vers lesquelles on va, en un premier mouvement. Une déclaration absolue faite par l’auteur à une femme aimée.
Dans ce livre, l’enjeu sérieux est d’attraper le bleu, l’éclat du diamant, la lumière du monde. Fuir l’attrait de la mélancolie et capter un soleil éclatant : « Nous avons, vous et moi, un Roi-Soleil assis sur son trône rouge dans la grande salle de notre cœur. Et parfois, quelques secondes, ce roi, cet homme-joie, descend de son trône et fait quelques pas dans la rue. C’est aussi simple que ça. »
Ce livre comme un pari : le bleu en majesté chassera la mélancolie. Il faudra saisir au fil des pages les vrais éclats de beauté et d’amour, rares. Ce qui rapproche de l’éternel. « Explosions intérieures, non décidables ». Aussi l’auteur nous parle-t-il de la musique et des fleurs ; de Glenn Gould et d’un paradis blanc ; de Dante, et d’un animal aussi.
« Les gitans, les chats errants et les roses trémières savent quelque chose sur l’éternel que nous ne savons plus. »
Car le secret est dans le regard autant que dans le monde vu : capter l’essentiel signifie adopter des yeux différents, pour un moment privilégié et bien sûr éphémère ; Christian Bobin les appelle « les yeux d’or ». Dans les courbes du texte se dessine un crescendo, l’écriture s’envole comme un Hallelujah païen.
Pas de mièvrerie, pas de naïveté. Ni l’auteur ni le lecteur n’oublieront la souffrance et le sang. Parfois la couleur des fleurs sera bue par l’ombre. Le sang des vivants disparaîtra. Il y aura des pleurs, de toutes couleurs. Des mains rougies de criminel.
Mais sous l’obscurité l’artiste tire le fil d’or, l’écriture qui invoque l’éternel.
Christian Bobin, L’homme-joie, éditions L’Iconoclaste, août 2012.
« Les fleurs sont les premières gouttes de pluie de l’éternel. »
Gwenaëlle Ledot.
Christian Bobin, Eclat du solitaire
Des pleurs, de toutes les couleurs.
Eclat du solitaire. Le recueil de Christian Bobin file et s’envole sur deux images en lutte : dans les premières pages, le dessin d’un visage, que l’on voit. C’est un autoportrait de Gilles Dattas. « Une tête qui porte plus de peine qu’une vie peut en supporter. »
Ce visage, on le retrouve partout, dans chaque rame de métro : « la tête de celui qui a perdu son travail, de celle qui vient d’apprendre qu’elle est trahie. Ce visage est le nôtre quand nous saisit le diable de la lassitude et que notre vie s’en va comme de l’eau, comme du sable, comme rien. »
« Ce visage, ambassadeur d’un pays détruit, affiche le stigmate de l’absolu. »
La deuxième image est celle d’un bouquet de pivoine. On ne le verra pas ; le respirer, peut-être, à travers les mots. Pivoines d’une vie flamboyante ou écrasée. Il éclate de son odeur, de ses couleurs.
Le texte trace son chemin à travers des parfums, des sons et des mots ; palpables ou non, déjà disparus : « L’arbre du langage a la respiration océane d’un concerto de Bach. » Chant des fleurs et des fêlures célébré par le poète.
Les pivoines explosent quelques pages plus loin. Elles sont écorchées. Elles donnent tout et deviennent martyres. Eblouies et déchiquetées.
Les cerisiers appellent une éternité japonaise. « La première fleur du thé. » Relire en silence, lorsque l’eau chantonne, la tombe de Proust, l’amour infernal de Swann.
Les pousses de muguet sont atomes de joie pour l’auteur. Cette joie fait souffrir.
Rassembleur de fleurs et de mots, le texte célèbre l’abolition de la vie par l’art : « L’humain se fait fantôme pour n’avoir plus à vivre ». Le mot, fantôme de l’existant, double le réel et console de la mort. Scintille le nouveau diamant, éclat du solitaire.
« Dans les cimetières, ce qu’on met en terre ce sont des sourires de toutes les couleurs. »
Eclat du solitaire, de Christian Bobin, Fata morgana, 2011.
Gwenaëlle Ledot
Christian Bobin, Les Ruines du ciel
Fragments de paradis.
Longtemps, Christian Bobin n’a écrit que pour une poignée de lecteurs, happy few séduits par l’élégance de l’écriture et la beauté du trait. L’accueil réservé à son dernier opus, Les Ruines du ciel, publié chez Gallimard, souligne un succès, public et critique, qui va croissant.
Sur les pas de Jean Follain, poète normand que Christian Bobin cite volontiers, un hommage aux êtres et aux choses de son monde, disparus ou à disparaître. Les religieuses de Port-Royal célébrées par sa plume sont autant de figures d’intercession qui ouvrent au lecteur les voies du monde, sinon du ciel : « Le sens de cette vie c’est de voir s’effondrer les uns après les autres tous les sens qu’on avait cru trouver. » Un chat noir, comme une pensée charbonneuse, passe.
« Il n’y a aucune différence entre le paradis et l’enfer. » Les traces de la vie et de la mort, entremêlées, se font parcelles de divin : des miettes de pain, ou trois roses fatiguées ; un bouquet de mimosa auquel l’auteur veut rendre grâce ; le peigne en or d’une poupée. « J’ai surpris les yeux de Dieu dans le bleu cassant d’une petite plume de geai. » L’écriture poursuit le monde, ou le rêve du monde. « Je ne sais pas vivre mais qui le sait ? » Christian Bobin traque le réel dans ses éclats ou ses obscures paillettes, dans toute sa lumière blanche et ses reflets dorés.
Pas de trame narrative ici, des fragments plutôt ; morceaux de ciel, éclats de vérité, parcelles du monde, qui rayonnent autour de figures choisies : Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, Pascal, Louis XIV. L’écriture oscille entre un présent d’éternité et des incursions dans le Grand Siècle : « Au dix-septième siècle même les garçons d’écurie parlent cette langue où les mots s’entrechoquent comme des verres de cristal remplis d’une lumière printanière. »
Article publié dans le Normandie Magazine N° 233 du 23 décembre 2009.
Voir la biographie de Christian Bobin.
Gwenaëlle Ledot